Mémoire d’Honoré de Klinglin (1753)


Mémoire de Monsieur de Klinglin, Préteur Royal de la Ville de Strasbourg
A Grenoble, chez André Giroud, imprimeur libraire du Parlement, au Palais, et la Veuve d’André Faure, imprimeur du Roi, Rue du Palais, M.DCC.LIII

(p. 301) Plusieurs bâtimens considérables ayant été construits aux dépens de la Ville pour les logemens de l’Evêque, du Gouverneur, du Commandant, de l’Intendant, du Major & des principaux Officiers, il n’auroit pas été surprenant que mon Père eût engagé la Ville à faire pour lui, en qualité de Préteur Royal, la même dépense qu’elle avoit faite pour d’autres personnes ; mais il ne voulut pas surcharger la Ville de cette dépense, & il résolut de bâtir à ses frais un logement qui convînt à la dignité de l’Office dont il avoit l’honneur d’être revêtu, & qui pût servir en même tems à la décoration de la Ville.
Dans cette vûe il presenta Requête au Magistrat, il y exposa l’indécence & les incommodités du logement qu’il étoit obligé de louer dans la Ville, & demanda qu’on lui abandonnât une place pour bâtir. Cette place lui fut accordée à titre de rente fonciére & non rachêtable, & avec clause expresse que la maison qui y seroit bâtie, ne pourroit être vendue qu’à la Ville. Je rapporte pour la preuve de ce premier fait la Requête de mon Père, les délibérations de la Chambre des XIII, le procès-verbal des Députés, & le contrat de bail à rente qui lui fut passé de l’avis unanime du Magistrat. Voilà d’abord comment mon Père s’est emparé de son autorité privée, d’un terrein pour bâtir, sans rien payer à la Ville.
Lorsque mon père eut ce terrein, il s’adressa au sieur Pflug Architecte de la Ville pour la construction du bâtiment qu’il projettoit, & ce bâtiment fut fait sous la direction de cet Architecte, aux dépens de mon Père, qui en a payé seul toute la dépense, sans qu’il en.aît coûté un sol à la Ville. C’est ce qui se justifie par deux sortes de preuves qui sont également sans replique.
La première est une preuve négative, qui se tire des comptes des fournisseurs & entrepreneurs de la Ville, & des régisseurs de la Chambre d’oeconomie. Cette preuve, quoique purement négative, est décisive. En effet, mon père n’auroit pû faire contribuer la Ville aux frais de son bâtiment, que de deux maniéres, soit en employant gratuitement les ouvriers & les matériaux de la Ville, soit en se faisant délivrer des sommes pour payer lui-même ses fournisseurs & ses ouvriers. Or il est arrivé qu’il n’a fait ni l’un ni l’autre.
1°. S’il étoit vrai que pour le bâtiment dont il s’agit, il eût employé les ouvriers & les matériaux de la Ville, cela se trouveroit constaté par les régîtres des magasiniers & des entrepreneurs de la Ville qui en leur qualité de mandataires comptables, ne sçauroient disposer de rien, sans tenir régître de l’emploi qu’ils ont fait des choses appartenantes à la Ville, & des ordres qu’ils ont reçûs pour cela du Magistrat. On trouveroit donc dans ces régîtres des magasins, & dans ceux des entrepreneurs de la Ville, des états détaillés de tous les matériaux, & de toutes les journées d’ouvriers qui auroient été fournis par la Ville à mon père. Or on ne trouve dans ces régîtres aucune mention de pareilles fournitures faites à mon Père, d’où il suit nécessairement qu’il est faux que la Ville lui en aît jamais fait de telles.
2°. Si mon Père s’étoit fait donner des deniers de la Ville pour fournir aux dépenses de son bâtiment, les Trésoriers de la Ville n’auroient pu lui délivrer ces deniers publics, qu’en vertu d’ordonnances du Magistrat & assurément on n’en allegue aucune, parce qu’en effet il n’y en a jamais eu. D’un autre côté, les comptes des Trésoriers contiendroient le détail de ces prétendues sommes fournies à mon Père; & c’est encore ce qu’on ne trouve dans aucun de ces comptes.
Mais à ces preuves négatives se joint, comme je viens de le dire, une preuve positive qui tranche toute difficulté. Cette preuve consiste dans la représentation que je fais de toutes les quittances des différens fournisseurs & ouvriers que mon Père a employés pour la construction de ce bâtiment. J’en rapporte une liasse monstrueuse qui prouve bien évidemment qu’il a payé Entrepreneurs, Maçons, Charpentiers, Couvreurs, Menuisiers, Marbriers, Sculpteurs, Doreurs, Peintres, Vitriers, Plombiers, Fontainiers, &c. Dans cette multitude de mémoires quittancés, il y en a un entr’autres, qui monte à 177.200 liv. Toutes ces quittances jointes au Procès, font bien connoître que la calomnie a été portée contre mon Père jusqu’à un excès de fureur, qui doit tout à la fois frapper les honnêtes gens d’étonnement & d’indignation.
Enfin, comme mon père n’étoit pas riche, & que cette maison lui tenoit lieu de plus de cent mille écus, il proposa à la Ville de l’achêter. Sa proposition fut agréée de tout le Magistrat, qui, sur les conclusions de l’Avocat Général de la Ville, nomma des députés pour examiner cette affaire, & pour régler les conditions de la vente. Ensuite, sur le vû du procès-verbal dressé par les Commissaires nommés, la vente fut arrêtée, & le contrat passé de l’avis unanime du Magistrat, qui en effet faisoit pour la Ville une très bonne affaire.
On voit par les clauses de ce contrat, qui est joint au procès, que mon Père abandonna à la Ville, pour 200.000 liv. une maison qui venoit de lui coûter plus de 100.000 écus. Qu’il donna à la Ville huit années de termes sans interêt, pour le payement de ces 200.000 liv. Il est vrai qu’il fut stipulé par le contrat, que mon Père conserveroit dans cette maison son logement, tant qu’il feroit les fonctions de Préteur Royal. Mais comme la Ville étoit obligée de le loger décemment on conviendra que cette clause lui étoit d’autant moins onéreuse qu’elle destinoit cette maison à loger dans la suite les Préteurs Royaux. C’est ainsi que mon Père a abusé de son autorité pour s’enrichir aux dépens de la Ville.


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