Maîtres maçons à Strasbourg au XVIII° siècle
Une façade Grand rue et un marché de construction seront l’occasion de répondre à quelques questions. Comment devient-on maître maçon ? Quelles sont ses compétences ? Combien de maîtres maçons y a-t-il à Strasbourg ? Quelle est leur origine ? Quelle est leur richesse ? Quelles sont les conditions de travail des compagnons qu’emploient les maîtres maçons ?
Conférence donnée le samedi 1° avril 2017 à l’auditorium du Musée d’Art Moderne de Strasbourg lors du colloque organisé par l’association Le Siècle des Rohan.
Voir aussi la liste des maçons qui ont présenté leur chef d’œuvre au XVIII° siècle (1708-1790)
Maison de Jean Jacques Hess (16, Grand rue)
Jean Jacques Hess passe un marché avec Jean Léonard Vidua
Je vous remercie à mon tour de prendre le temps d’un séjour au XVIII° siècle.
Nous sommes en 1747. Vous êtes propriétaire d’une maison Grand rue face à l’église Saint-Pierre-le-Vieux. Vous souhaitez mettre au goût du jour votre maison. Vous vous adressez à un maître maçon avec lequel vous passez un marché de construction.
La maison est en l’occurrence l’actuel n° 16 (photographie ci-dessus). Elle appartient au notaire catholique Jean Jacques Hess, le maître d’œuvre est le maître maçon Jean Léonard Vidua. Le marché de construction qui s’élève à 200 florins est un contrat sous seing privé qui n’est en général pas conservé. Celui-ci est joint à l’inventaire après décès de Jean Jacques Hess pour déterminer quel est le montant des frais de construction à payer par les héritiers et le montant des frais d’entretien à payer par la veuve qui possède en propre la maison. Les travaux consistent à refaire en pierres le rez-de-chaussée et le premier étage, refaire une porte, une fenêtre et un soupirail vers la cour et rénover l’intérieur. Le deuxième étage sera fait en pan de bois par le charpentier. Les travaux seront terminés dans l’année. Le maître d’ouvrage réglera les frais par tranches de 50 florins dont le dernier versement est fait en mars 1750.
1747, Contrat de construction (ADBR, Me Anrich, 6 E 41, 1502)
Nombre de maîtres au XVIII° siècle
Le maître d’œuvre est le maître maçon Jean Léonard Vidua. A qui d’autre le maître d’ouvrage aurait-il pu avoir recours ? Combien de maîtres maçons y a-t-il à Strasbourg ?
1724, Signature des maîtres maçons (AMS, cote XI 241, f° 90-91)
Les vingt-deux maîtres maçons qui exercent en 1724 signent un nouvel article de leur règlement. Pour connaître le nombre des maçons, le plus sûr est de se reporter aux livres annuels de la Taille où figurent tous les contribuables de la ville, classés par tribus. Le nom de chaque tributaire est accompagné de la date de son inscription et de la somme qu’il règle pour l’année courante. Le métier n’est pas mentionné. Il reste donc à le déterminer par d’autres sources. La tribu des maçons rassemble les métiers de maçon et tailleur de pierres, potier, paveur, ramoneur, en outre les fabricants de pipes ou de porcelaine. Les maçons sont au nombre d’environ 20 au cours du siècle :
en 1706, 24, maîtres et compagnons bourgeois confondus,
en 1738, 22 maîtres et 11 compagnons bourgeois,
en 1766, 18 maîtres et 19 compagnons bourgeois,
en 1789, 16 maîtres et 3 autres à la Robertsau, 10 compagnons bourgeois,
Formation du maître maçon
Comment devient-on maître maçon ?
Le jeune garçon qui souhaite devenir maçon ou tailleur de pierres entre en apprentissage chez un maître pendant cinq ans (Lehrjahre). Un maître ne peut avoir qu’un apprenti à la fois. L’inscription est enregistrée dans le registre de la tribu des maçons, de même que la fin d’apprentissage. L’apprenti fait ensuite un tour de compagnon pendant trois ans (Wanderschafft).
Par exemple, Jean Léonard Vidua est né le 14 juillet 1712 à Meyen dans le diocèse de Trèves. Il entre en apprentissage le 3 avril 1729, à 16 ans, dans sa ville natale. Les règles étant différentes de Strasbourg, il termine son apprentissage au bout de trois ans le 12 avril 1732. Comme il n’est pas natif de Strasbourg, il est tenu de s’inscrire à deux années d’épreuve (Muthjahre) s’il souhaite présenter ensuite un chef d’œuvre et devenir maître. Il souhaite épouser la veuve de son ancien maître pour le compte duquel il a travaillé douze ans. Comme il ne s’est pas inscrit aux années d’épreuve, le conseil de la tribu le renvoie aux Quinze, chambre du Magistrat habilitée à accorder le cas échéant des dispenses au règlement.
Après avoir obtenu la dispense moyennant paiement d’un droit, il demande en août 1743 aux examinateurs nommés chaque année de lui donner le sujet de son chef d’œuvre (Meisterstück). Il présente son travail en octobre. Les examinateurs relèvent deux défauts mineurs et reçoivent Jean Léonard Vidua maître. Il épouse Anne Eve Nické veuve du maçon Jean Martin Pfundstein le 11 novembre 1743, devient bourgeois le 27 novembre et s’inscrit à la tribu le 13 décembre, ce qui l’autorise à employer le nombre prévu de compagnons, six, et à former un apprenti.
Jean Léonard Vidua demande à faire son chef d’œuvre, 1743, Protocole du corps des maçons (AMS cote XI 242, f° 148 v°)
Si le chef d’œuvre avait présenté des défauts majeurs, les examinateurs auraient donné au candidat le choix de refaire en partie son chef d’œuvre dans un délai déterminé ou de devenir maître avec des restrictions, en limitant le nombre de compagnons qu’il pourra employer, soit temporairement soit à vie, ou en interdisant de former un apprenti, soit temporairement soit à vie. Il est rare que les examinateurs refusent de recevoir un candidat maître – voir cependant Thiébaut Schweitzer au début du XVIII° siècle. Le nouveau règlement de 1771 instaure un examen préalable au chef d’œuvre, dans le but manifeste d’éviter que des candidats aux connaissances insuffisantes soient admis à présenter un chef d’œuvre.
Chef d’œuvre
En quoi consiste le chef d’œuvre que réalise le compagnon pour devenir maître ?
D’après le règlement de 1690, il doit dessiner un bâtiment comportant deux ailes latérales, un rez-de-chaussée, trois étages et une cave voûtée. Le tailleur de pierres doit réaliser un escalier à vis, le maçon se limite à indiquer l’endroit où se trouvera l’escalier dans le bâtiment. Le candidat doit dresser la liste des matériaux nécessaires et faire un devis. Il doit présenter à la fois des dessins et des maquettes généralement en plâtre. Le candidat travaille dans un local prévu à cet effet au poêle des Maçons. Les examinateurs donnent à chaque candidat un sujet particulier.
Le nouveau règlement de 1753 demande en outre au candidat de faire un escalier à la française et un portail à colonnes.
On conserve deux registres qui rendent compte de 116 demandes de chefs d’œuvre entre 1708 et 1790. Le nombre de maîtres reçus s’élève à 110. Combien chacun de ces entrepreneurs emploie-t-il de compagnons ?
Nombre de compagnons de chaque maître
Le règlement de 1753 porte le nombre de compagnons de six à huit, chaque maître dispose ainsi de huit truelles (Kellen) outre la sienne. Cette disposition repose sur le principe du partage équitable du travail entre tous les maîtres. Si un maître a besoin de compagnons supplémentaires pour réaliser un travail, il doit en premier lieu demander aux veuves de maîtres ou à d’autres maîtres de lui louer des compagnons. S’il n’arrive pas à obtenir de cette manière le nombre voulu de compagnons, il devra présenter une requête auprès des Quinze. Les Quinze autorisent à dépasser le nombre réglementaire de compagnons à condition que le maître les emploie exclusivement au travail déclaré lors de la requête. Les contrôleurs (Rüger) de la tribu surveillent le nombre de compagnons que chaque maître emploie.
Origine des maîtres
Où sont nés les maîtres maçons de Strasbourg ?
Sur les 69 maçons devenus maîtres avant 1750 (27 luthériens, 39 catholiques et 3 luthériens convertis),
31 sont de Strasbourg, (18 luthériens, 11 catholiques et 2 luthériens convertis)
38 des étrangers à la ville. Parmi ces 38, 10 dont originaires du Wurtemberg, 9 de Franconie ou de Bavière, 7 de la région de Würtzbourg (28 catholiques, 9 luthériens, 1 luthérien converti).
Sur les 40 maçons devenus maîtres après 1750 (18 luthériens, 22 catholiques),
25 sont de Strasbourg, (8 luthériens, 17 catholiques)
15 des étrangers à la ville. Parmi ces 15, 7 dont originaires du Wurtemberg (5 catholiques, 10 luthériens).
Les maçons sont pour la plupart fils d’artisans, certains fils de maçons. Les nouveaux venus épousent souvent une veuve ou une fille de maître maçon. Les catholiques sont nettement sur-représentés. Quand les maçons ne sont pas originaires de Strasbourg, ils viennent pour la plupart d’Allemagne du Sud ou du centre.
Il y a deux maîtres d’origine francophone au cours du siècle, Arnaud Lagardelle (de Toulouse, maître en 1723, d’abord au service de l’Intendant du Roi) et Jacques Gallay (de Dompierre près de Fribourg en Suisse, maître en 1736, d’abord au chantier du palais épiscopal).
Origine des maîtres maçons – Religion des maîtres maçons
Richesse des maîtres
La fortune des maîtres maçons est consignée dans leur inventaire après décès. Les graphiques représentent le montant de l’actif et du passif de la communauté. La ligne bleutée figure la moyenne des montants. Comme les sommes sont de façon générale comparables au cours du siècle, on constate que la richesse moyenne augmente, ce qui correspond à la tendance que mentionne le règlement – on a vu que les maîtres sont autorisés à partir de 1753 à employer huit compagnons au lieu de six pour tenir compte de la demande. En même temps le nombre de nouveaux maîtres diminue : 83 maîtres de 1708 à 1761, soit 1,06 par an, 27 maîtres de 1762 à 1790, soit 0,9 par an.
Le graphique du bas représente en bleu l’actif et en rouge le passif correspondant. Les cinq fortunes qui dépassent 10 000 livres sont celles de Jean Léonard Vidua, Jacques Gallay, Arnaut Lagardelle (qui n’est pas entièrement représentatif puisqu’il est devenu à la fin de sa vie entrepreneur pour le Roi), Georges Michel Müller, enfin Michel Nagel dont le passif surpasse l’actif.
Actif et passif des maîtres maçons lors de leur inventaire après décès
Au lieu de déclarer chaque année son revenu, Jean Léonard Vidua demande en 1749 un abonnement à la Taille. Il expose qu’il est amené, en sa qualité de maître maçon et d’entrepreneur en bâtiments, à investir d’importants capitaux, ce qui rend difficile d’estimer son revenu. Il est le premier maçon à contracter un abonnement à l’instar des marchands, sur le pied d’un revenu de 12 000 florins.
Certains maîtres meurent dans la misère, notamment ceux qui n’ont pas eu le droit de former de compagnon. Le Corps des maçons accorde en 1781 aux héritiers de Jean Georges Fausser un subside pour qu’il puisse être enterré dignement.
Répartition dans la ville
Le notaire Jean Jacques Hess s’adresse à Jean Léonard Vidua qui habite près de chez lui, rue des Aveugles. La carte qui représente les maisons dont les maîtres maçons sont propriétaires montre que dans les premières décennies du XVIII° siècle beaucoup de maîtres maçons habitaient rue des Aveugles ou rue du Fort, dans des rues de la Grande Île à l’écart des voies principales. Les premiers maîtres maçons à s’établir dans des rues plus importantes sont aussi ceux qui ont bonne réputation, comme Georges Michel Müller ou Jacques Gallay, sollicité par Jean de Turckheim, le préteur royal Klinglin pour la Ménagerie ou les abbés de Neuwiller.
Maisons dont les maîtres maçons sont propriétaires
Dans la deuxième moitié du siècle, les maîtres maçons devenus en moyenne plus riches ont des maisons rue de l’Ail (Jean Daniel Osterrieth), rue des Juifs (Jean Georges Nicker) ou rue de la Chaîne (Jean Laurent Gœtz).
Certains d’entre eux construisent pour leur compte des bâtiments caractéristiques de l’architecture du XVIII°, comme Georges Michel Müller (place Saint-Etienne, 1753) ou Jacques Gallay (rue du Dôme, 1745) déjà cités, Arnaut Lagardelle (place du Foin, 1738), Jean Zacharie Meyé (rue du Coq, 1742), Jean Henri Reinbold (rue d’Or, 1746), Jean Michel Starck (79, Grand rue, 1764), Jean Laurent Gœtz (rue de la Chaîne, 1769), Georges Christophe Freisinger (rue d’Or, 1771).
Travail et salaire du compagnon
La journée de travail comprend douze heures. Le matin de cinq à onze heures et l’après-midi de midi à six heures, séparés par l’heure du déjeuner. Il y a en outre une demi-heure de pause le matin et une demi-heure l’après-midi, consacrées à une collation qui comprend une livre de pain et une chope de vin. Cette pause est supprimée l’hiver, c’est-à-dire de la Saint-Gall (16 octobre) à la Saint-Pierre d’hiver (22 février) ; la collation fournie par le maître d’ouvrage est alors prise en-dehors des heures de travail. Le maître d’ouvrage remet au maître maçon douze sous par compagnon et par manœuvre si le maître d’ouvrage ne fournit pas la collation du matin et du soir et dix sous s’il la fournit. Il donne un sou supplémentaire par jour pour chaque compagnon tailleur de pierres qui taille et transporte la pierre afin de compenser l’usure des outils.
Honorabilité
Articul, so Ein Ehrsame Gesellschafft des Maurer (…) Handwercks
Règlement de l’honorable corps des maçons (…) – Règlement, AMS cote XI 228
Le maître et sa femme doivent être des gens honorables. Le compagnon tailleur de pierres Jean Pierre Bott présente en 1714 sa requête de faire son chef d’œuvre. Avant de lui donner son sujet, les examinateurs lui demandent sous la foi du serment de ne pas épouser la créature avec laquelle il est fiancé. Il refuse de prêter serment, préférant épouser sa fiancée.
François Weinhardt est reçu maître en novembre 1751. Il épouse en janvier 1752 Susanne Keller. Les registres mentionnent qu’elle a eu d’Antoine Gobenstein de Colmar en janvier 1750 un enfant naturel mort le mois suivant. En mai 1752, le conseil fait grief à François Weinhardt d’avoir épousé une femme de mauvaises mœurs et le suspend jusqu’à nouvel ordre. L’affaire se conclut avec la mort de François Weinhardt en juillet 1753.
Les dettes non réglées sont un autre motif de suspension. André Gœbel doit prouver qu’il a réglé ses dettes à Schwäbisch Hall avant de pouvoir présenter son chef d’œuvre en 1739.
La maison que Jean Léonard Vidua refait pour le notaire Jean Jacques Hess a été l’occasion de présenter brièvement le métier de maçon et de tailleur de pierres.
Vous trouverez des extraits des règlements et une biographie des 85 candidats au chef d’œuvre de 1708 à 1762 et celle de la plupart des 30 candidats de 1762 à 1790.
Jean-Michel Wendling, avril 2017, avec l’aimable collaboration de