Langue française en Alsace au XVIII° siècle


Conférence donnée le samedi 11 avril 2015 à l’auditorium du Musée d’Art Moderne de Strasbourg dans le cadre des manifestations intitulées Venez voyager au cœur de l’Alsace au XVIII° siècle, organisées par l’association Le siècle des Rohan.

L’usage du français dans une région germanophone au XVIII° siècle

Le français et l’allemand se côtoient au XVIII° siècle comme le montre la carte de Jean Frédéric Grün l’aubergiste à la Maison Rouge entre 1790 et 1808.

Maison rouge
Jean Frédéric Grün, aubergiste à la Maison rouge sur la place d’Armes
Johann Friederich Grün, Gastgeber zum Rothen Haus, auf dem Paradenplatz.

La langue est devenue un sujet politique à la fin du XIX° siècle et dans la première moitié du XX° siècle quand le nationalisme allemand a considéré que les limites linguistiques devraient coïncider avec les limites des Etats. La situation est différente au siècle précédent comme en témoignent les documents qui sont parvenus à nous.

L’Alsace aux frontières linguistiques

L’Alsace est une province à la frontière linguistique de l’allemand et du français. Si la plus grande partie est de langue allemande au XVII° siècle, le français n’en est pas absent.
Tout d’abord la région de Belfort, soit à peu près l’actuel territoire de Belfort, de langue franc-comtoise, ensuite, du sud au nord, différentes vallées vosgiennes de langue lorraine : Lapoutroie dans la vallée de la Weiss, Sainte-Marie-aux-Mines dans la Vallée de la Liepvrette, Steige et Urbeis dans la vallée du Giessen, la haute vallée de la Bruche où Lutzelhouse, le premier village francophone, se trouve à 35 kilomètres de Strasbourg. Au-delà des Vosges, Sarrebourg est à la limite nord de la région de langue française (lorraine).
La carte extraite de l’Atlas d’Alsace-Lorraine publié par Georg Wolfram et Werner Gley en 1931 à Francfort (Elsass-Lothringischer Atlas Landeskunde, Geschichte, Kultur und Wirtschaft Elsass-Lothringens, dargestellt auf 45 Kartenblättern mit 115 Haupt-und Nebenkarten – Atlas d’Alsace et de Lorraine qui présente la région, son histoire, sa culture et son économie en 45 planches et 115 cartes) n’est sans doute pas exempte de considérations politiques. Si l’état du XX° siècle repose sur des données statistiques, l’état ancien demande une interprétation comme on va le voir.

Wolfram-Gley (langues)

On en retiendra surtout que la frontière linguistique s’est déplacée au cours des siècles, la dernière fois à l’occasion de la guerre de Trente-Ans, au bénéfice de l’aire francophone notamment dans le Saulnois, autour de Dieuze en Moselle. Les guerres du XVII° siècle ont en partie vidé les campagnes. Certains villages comme Grassendorf au sud de la forêt de Haguenau forment des enclaves francophones après avoir été repeuplés de Français, en l’occurrence de Picards.

L’état ancien demande une interprétation puisque tout se traduit selon l’usage du XVII° siècle. Pour prendre un exemple fictif, un texte allemand dira Stephan Schmitt, wohnhaft bei der Mühle, et l’équivalent français Etienne Marchal, habitant près du moulin (voir aussi Prénoms).
Il n’est donc pas toujours facile de connaître les formes en usage d’après les documents écrits.
Le village de Lutzelhouse s’étend sur un terroir dont les noms sont allemands. Repeuplé par des Lorrains, la plupart des lieux dits finissent par porter des noms français. Im Pfann devient au XVIII° la Basse la Pelle, soit le vallon de la poêle. Comme le village dépend d’un bailliage dont l’administration est germanophone, il est normal que les écrits qui le concernent soient en allemand, y compris le nom des habitants. Il est donc particulièrement intéressant de relever des formes étrangères puisqu’elles sont l’indice que la traduction ne va pas de soi. En témoigne par exemple dans le terrier de Schirmeck le lieu dit Im Sassie qui correspond ensuite au nom de Saucy. ou lieu dit Im Habre (au Haut Pré) qui n’a pas été traduit mais noté phonétiquement. On en conclut que le lieu dit porte un nom français, ce qui permet de conclure que les habitants sont ou ont été francophones.

La langue de l’administration

Quand l’administration française de Louis XIV s’établit dans la province suite à la paix de Nimègue en 1679, elle commence par imposer le français. Les actes de vente sont dressés en français pendant quelque temps au début des années 1680 dans le bailliage de Schirmeck. On en vient vite à une situation plus conforme à la langue effectivement parlée : les actes passés entre germanophones sont dressés en allemand, ceux passés entre francophones en français. Si des locuteurs français et allemands passent un acte, il est souvent rédigé dans la langue de l’administration qui est ensuite habilitée à délivrer des expéditions dans l’une et l’autre langue.
On peut le voir à Strasbourg sur cette double page du registre de la Chambre des Contrats de 1698. Le premier acte est une obligation en allemand, le boulanger Jean Herrmann contracte une obligation de 525 livres strasbourgeoises en hypothéquant sa maison aux Grandes Arcades, le deuxième acte est un bail en français, Jean Loyson loue au tapissier Claude Camel une maison face aux Petites boucheries.

1698 (Ch. Contr. 570) f° 256 v° et 257 r°

Les garnisons françaises et les administrateurs français s’établissent à Strasbourg suite à la capitulation de septembre 1681. Les nouveaux venus apportent d’une part leur langue et d’autre part leur religion. Les nouveaux quartiers proches des casernes de l’Esplanade, de la porte des Bouchers (place d’Austerlitz) et du Bastion de la Bruche (derrière les Ponts Couverts) accueillent les Français dont beaucoup d’habitations sont à l’origine assez précaires, souvent qualifiées de baraques. Le Magistrat essaie d’imposer des loyers à ces nouvelles maisons construites sur le communal. Il ouvre à cet effet un registre spécial, le Temporalzinssbuch ou Registre des loyers précaires. Ce n’est que dans les années 1730 que ces loyers seront reportés dans le registre général ; on peut y voir un signe d’intégration de la présence française dans la ville (voir aussi Temporalzinsbuch ).
La page 44 du Registre des loyers précaires que l’administration de la Ville tient en allemand porte en français et en écriture latine les noms des contribuables, d’abord la veuve de Henry La Fontaine (Henry La Fontaine Wittib) puis, en marge Claude Villars, jetzt (maintenant) Anthoine de Bruaque et Barbe Beaumont.

Temporalzinsbuch (VII 145, f° 44)

Les métiers

Les catholiques francophones de Strasbourg viennent de différentes régions du Royaume, de Savoie, de Suisse et de la région de Liège. Outre les administrateurs, il s’agit de marchands ou d’artisans. Certains métiers sont plus représentés que d’autres : les bouchers, les bateliers ou les teinturiers restent en grande majorité des luthériens de langue allemande, la répartition est plus égale pour les tailleurs. Un petit nombre de métiers est presque exclusivement exercé par des catholiques d’origine francophone comme les perruquiers ou les cartiers. Certains métiers ont une organisation différente selon l’origine, tels les selliers français et les selliers allemands, les serruriers français et les serruriers allemands.
Ici les Statuts et Reglemens des Garçons selliers tant françois qu’allemands trauaillant chez les maistres selliers françois insérés dans le registre des Quinze de 1737.

XV 1737, garçons selliers (2 R 146)

Les traductions en français

La présence française dans la première moitié du XVII° siècle

La présence française est bien antérieure à l’arrivée de Louis XIV. Si les nouveaux venus à Strasbourg viennent souvent de régions allemandes, ils sont parfois originaires de régions francophones. Voici par exemple l’inventaire dressé en 1671 après le décès de Gabriel de la Mer dont le père Simon de la Mer, marchand originaire de Genève, est devenu bourgeois en 1612. Il s’agit en l’occurrence d’un réformé.

De la Mer (Ursinus 60 not 41, n° 19)3° Livre de bourgeoisie (4 R 105) p. 765-766
Etude de Jérémie Ursinus, cote 60 not 41, n° 19

Selon l’usage de l’époque (cujus regio, ejus religio, le sujet professe la religion du seigneur), les catholiques s’intègrent à la paroisse luthérienne.
Le magistrat emploie aux portes de la ville des consignes qui souvent parlent français pour pouvoir s’adresser aux voyageurs qui entrent dans la Ville.
Maître de langue française, originaire de Sedan, Daniel Martin écrit en 1637 un manuel en français à l’usage des visiteurs de la ville. Ses traductions en français ne correspondent pas toujours à celles qui s’imposeront au siècle suivant. ll rend Kornmarckt par marché aux blés, ultérieurement marché aux grains, auff dem Fischmarck par la Poissonnière, ultérieurement Marché aux Poissons, traduit Finckwiller en hameau des Pinsons quand le XVIII° siècle reprendra la forme allemande.

Les institutions

Les Français de Strasbourg vont traduire les mots qui désignent les institutions de la Ville. Les administrateurs royaux qui résident à Strasbourg écrivent tout au long du XVIII° siècles des mémoires qui expliquent les institutions de la Ville. Comme souvent, le latin donne un modèle : le gouvernement dans son ensemble est appelé le Magistrat, Grand Sénat rend grosser Rath, Petit Sénat kleiner Rath, Régence perpétuelle beständiger Regiment, consul Ammeister. Le parallèle avec les institutions romaines rencontre vite des limites, consul devrait rendre à la fois ammestre et stettmestre. L’usage a alors repris en l’adaptant l’appellation allemande pour distinguer les deux fonctions.

Les noms de rues

L’époque de la traduction succède souvent à un temps où les appellations sont adaptées. Que les actes soient dressés par les notaires royaux établis par le pouvoir royal à la fin du XVII° siècle ou par les greffiers de la Ville (Chambre des Contrats), on parle par exemple de la rue appelée Brouderhoffs gass avant de traduire en rue des Frères.

Chambre des Contrats 1690 (KS 562, p. 732-v°)
Chambre des Contrats 1690 (KS 562, p. 732-v°)

Comme Daniel Martin l’avait déjà fait dans son manuel, on traduit alors le nom des rues tels qu’on les comprend.
Schlossergass devient rue des Serruriers,
Freiburgergass, rue des Fribourgeois,
Knoblochgass, rue de l’Ail,
Ostertaggass, rue de Pâques.
Dans ces deux derniers noms, Knobloch et Ostertag représentaient à l’origine un nom de famille. Il est fréquent que l’origine du nom se perde, comme dans Horgessergass qui devient Haargass, traduit en rue des Cheveux. Dans une ville de tradition française, une famille Pâques aurait donné son nom à une rue de Pâques ; à Strasbourg on arrive au même résultat en traduisant Ostertag.

1 PL 12 (Pâques)1 PL 675, canton X (Stimmengaessel)
Plan Blondel (1765), exemplaires cotés 1 Pl 12 et 1 Pl 675 aux AMS

Il arrive aussi que les traductions soient littérales, comme ici rue du Jour de Pâques ou rue de l’Accord (ultérieurement ruelle de la Carpe, au quai des Pêcheurs) qui traduit Stimmengässel, ailleurs rendu plus fidèlement par rue de l‘Echo ou rue des Voix (stimmen, accorder – Stimme, voix), voir aussi Noms de rues.
Quand le Magistrat décide en accord avec le pouvoir royal de graver le nom des rues sur les maisons en 1773 puis en 1786, c’est tout naturellement en allemand qu’on réalise le projet. Une des plus belles inscriptions qui subsistent se trouve à l’angle du quai des Bateliers et de la rue de l’Ancre, sur l’ancien poêle des Bateliers (voir aussi Plaques de rues).

Inscription Anckergass Schiffleutstaden (IX 125)
Inscription Anckergass Schiffleutstaden

Les limites de la traduction : paronomases

Les sonorités voisines (paronomase) sont une des limites de la traduction. Certains mots allemands sont rendus par un mot français à la sonorité proche. C’est ainsi que le gardien du poêle d’une tribu, Büttel, est rendu par bedeau dont le sens français ne correspond pas à la fonction.
Certains prénoms sont traités de la même manière. Dietrich qui correspond au français Thierry est rendu par Didier à cause de la ressemblance phonétique. Ces équivalences sont anciennes, que l’allemand soit rendu en français ou le français en allemand, comme en témoigne le nom de la famille Dietrich (ultérieurement de Dietrich), issue d’un Didier originaire de Pont-à-Mousson.

Langues juxtaposées

Le gouvernement de la ville (le Magistrat) constitue une autre limite à la traduction. La ville est gouvernée par le Sénat où siègent les représentants des tribus, mot biblique qui rend la dimension politique de l’allemand Zunfft absente du français corporation. Comme les charges sont alternativement détenues par des catholiques et par des luthériens depuis 1687, il s’ensuit que les catholiques, tant francophones que germanophones, sont sur-représentés dans le gouvernement de la Ville, d’autant que nombre de catholiques ne jugent pas nécessaire d’accéder à la bourgeoisie, condition nécessaire pour entrer dans une tribu. Même si le Magistrat finit par compter une proportion non négligeable de francophones, la langue de l’administration reste toujours l’allemand. C’est en allemand que délibèrent les différentes assemblées, les Quinze ou les Treize. Les requêtes en français y sont citées en traduction allemande. Seuls les textes officiels et la correspondance avec le pouvoir royal y figurent en français. Les édits royaux sont imprimés dans leur forme originale et dans leur traduction en allemand. Il en va de même des décisions que le Magistrat fait imprimer, comme ici celle de 1735 qui réglemente le quinquina pour éviter les contrefaçons.

XV 1735 (2 R 143) f° 192
Protocole des Quinze de 1735, cote 2 R 143, f° 192

De nombreux signes montrent que deux langues se côtoient à Strasbourg mais que le bilinguisme semble assez rare.
Les chefs de chantier (Maçons, Charpentiers, Œuvre Notre Dame) estiment la valeur des maisons en dressant des billets d’estimation qu’ils remettent aux notaires. Les noms français sont notés sous forme phonétique. Les notaires s’efforcent de transcrire les noms sous leur forme exacte. Il arrive cependant que leur interprétation soit excessive (hypercorrection) comme ici pour l’inventaire après décès de Michel Chantoiseau, dressé en 1726 (étude de Jean Daniel Lang, cote 25 Not 102, n° 844.) Comme le notaire savait que ce qu’il entend « chan » se note Jean, il écrit d’abord Michel Jean Toisseau avant de restituer le nom exact.

Inventaire Chantoiseau

Du côté français, un des arguments qui ont contribué à refuser de nommer Joseph Massol chef de chantier est qu’il ne parlait pas allemand et qu’il ne saurait donc pas diriger le personnel de langue allemande sous ses ordres. Le secrétaire d’Etat Nicolas Prosper Bauyn d’Angervilliers, par ailleurs ancien intendant d’Alsace, répond à ces objections et rappelle les intentions du Roi (cité dans le Protocole des XIII de 1738, cote 3 R 84).
A l’Esgard des jnconveniens que Vous trouués dans le S. Massole par ce qu’il n’entend pas la langue allemande, il ne paroissent pas insumontables, cet architecte, qui est employé aux batiments de M. le Card.al de Rohan, de M. le P.ce de Darmstatt et de plusieurs autres se sert d’ouuriers allemands, et arrête les depences et Memoires qui sont en cette langue, ce qui donne lieu de croire qu’il trouue du secours pour Supléer au deffaut de ne pas l’entendre. J’aiouteray encore une autre Consideration qui est que Le Roy a touiours en obiet d’etablir autant qu’il Sera possible l’usage de la langue francoise dans la Ville de Strasbourg comme dans le reste de la Prouince.

XV, 1738 (3 R 84)XV, 1738 (3 R 84)-b

Le prévôt de Russ près de Schirmeck signe à la fin du XVII° siècle les actes en français Etienne Douvier et ceux en allemand Stephan Daubenhauer, témoignage d’un bilinguisme qui semble avoir réellement existé. Le plus habituel est cependant de s’intégrer à une communauté linguistique. On prendra pour exemple Jacques Horry, luthérien originaire de Montbéliard qui signe son acte de mariage en français en 1706 Jacques Horry Lemarié et en allemand en 1721 Jacob Orry als ortzeiter. Même si on ne peut connaître la qualité de son expression allemande, il a appris à signer dans la langue de son entourage.

Ory-1706Ory-1721
Registres paroissiaux, Saint Guillaume (1707), Saint-Pierre-le-Jeune (1721)

Il semble donc bien qu’il y ait un cercle privé dans lequel on s’en tient à une langue, éventuellement en en changeant comme Jacques Orry, et un cercle public dans lequel on fait usage de deux langues. Les négociants ou les aubergistes soucieux d’établir leur notoriété font imprimer des cartes bilingues comme ici Jean Frédéric Grün
Les événements exceptionnels sont publiés dans les deux langues.

Affiche 1764
Affiche de 1764 qui annonce la vente aux enchères de la maison de Rathsamhausen rue des Dentelles : colonne de gauche en français, colonne de droite en allemand gothique dont les mots en latin sont en écriture latine (Decembris, Anno).

Affiche Géant (IX 89, français)Affiche Géant (IX 89, allemand)
Feuillet, un côté imprimé en français et l’autre en allemand, qui annonce l’arrivée d’un géant irlandais de dix-huit ans né en 1737, que le public est invité à venir voir au poêle de la Lanterne (1755), glissé dans le protocole des chaussetiers (XI 89).

Terre française de langue allemande

L’Alsace, province à l’instar de l’étranger effectif pour ses activités économiques garde aussi l’usage de l’allemand. Il en ira autrement après la Révolution. Si la réalité linguistique n’a guère changé, le pouvoir imposera le français dans l’administration. Tous les actes notariés seront dressés en français au XIX° siècle, le notaire signale le plus souvent à la fin de l’acte qu’il en donne interprétation en langue allemande aux parties avant qu’elles ne signent.
Quoique le pouvoir royal du XVIII° siècle souhaite étendre l’usage du français, il accepte que l’Alsace et Strasbourg en particulier soient une province et une ville françaises de langue allemande.

Theus (59 not 17) n° 553, 5 mai 1683
Actum in der Königlichen freÿen Statt Straßburg, Mittwochs den 5. Maÿ Anno 1683
Fait dans la ville libre royale de Strasbourg, le mercredi 5 mai 1683
Date apposée sur l’intitulé de l’inventaire dressé par le notaire Philippe Henri Theus (59 not 17, n° 553)


Les Maisons de Strasbourg sont présentées à l’aide de Word Press.