Lettre du duc de Choiseul (1763)


Choiseul (1762)
Arch. mun., 1 AST 89

(Analyse) – Le duc de Choiseul fait part en 1763 à l’évêque de Strasbourg des récentes décisions qu’a prises le roi, sur la proposition de son Conseil, relativement à la diversité des religions dans la province d’Alsace.
Les ordonnances sur l’apostasie doivent être maintenues, les enfants naturels doivent tous recevoir une éducation catholique. Les parents non catholiques qui légitiment par leur mariage subséquent un enfant de moins de cinq ans auront cependant le droit de l’élever dans leur religion.
Contrairement aux luthériens, les réformés (calvinistes) ne jouissent pas du libre exercice de leur religion. Ils auront désormais la liberté de conscience mais ils ne pourront pas ouvrir de nouveaux lieux de culte, outre les quelques-uns dont ils disposent. Leurs ministres seront soumis à l’approbation de l’administration royale. Les actes de réformés qu’enregistrent les curés catholiques ont une simple fonction séculière.
Le suffragant dont les luthériens se plaignent devra agir dans un esprit pacifique sans outre passer le domaine spirituel qui est le sien.
Les luthériens jouissent des droits de tout sujet du roi, à condition qu’ils se soumettent à leurs devoirs.

Lettre
de M. le duc de Choiseul
à S. A. E.
Monseigneur le Cardinal de Rohan,
Evêque et Prince de Strasbourg,

contenant quelques Réglemens relatifs à la Religion en Alsace.
A Versailles le 14 May 1762

Votre Eminence sçait mieux que personne, qu’il s’est élevé depuis quelque temps des difficultés & des questions importantes, auxquelles la diversité de Religions en Alsace donne lieu, & qui intéressent le bon ordre & la tranquillité de la Province : Si M. de Lucé a contribué par ses Lettres & par ses Mémoires aux éclaircissemens nécessaires pour les terminer, Votre Eminence a donné de son côté, sur plusieurs de ces objets, des Mémoires, que Sa Majesté a jugé dignes de son attention, & le tout ayant été mis sous ses yeux avec ce que les Parties intéressées avoient produit, Elle s’en est fait rendre compte en plein Conseil, & elle s’est trouvée en état de prendre sur divers articles les résolutions que je vais expliquer de sa part à Votre Eminence. Sa Majesté se réserve sur quelques autres d’y pourvoir suivant sa prudence, lorsqu’elle jugera qu’il en sera temps, & j’aurai l’honneur d’instruire séparément Votre Eminence de ses vuës à leur égard.

L’Ordonnance qui défend en Alsace aux Catholiques sous des peines graves d’abdiquer leur Réligion pour passer à quelqu’une des autres, qui ont lieu dans la Province, doit être soigneusement maintenue ; mais la peine d’Apostasie ou de Relaps prononcée par la loi [p. 2] contre cette désertion ne peut régulièrement s’appliquer qu’à ceux qui ont été une fois véritablement engagés à la Réligion Catholique ; dans une Province où plusieurs Religions sont reçues ou tolérées, on ne voit que l’éducation qui puisse déterminer à quelqu’une d’elles, & assujettir tellement à la Catholicité, qu’on soit obligé d’y demeurer attaché sous les peines portées par les loix ; si celui qui auroit dû y être élevé, se trouve l’avoir été dans une des autres Religions, c’est un malheur dont on ne peut que se plaindre. C’est à ceux qui étoient chargés de son éducation qu’il faut s’en prendre, pour lui qui n’a jamais connu d’autre Religion que celle qu’il professe, comme tolérée, on ne peut pas dire qu’il soit Apostat ni Relaps pour y persister, & il seroit injuste de le punir. Sa Majesté n’approuveroit donc pas qu’à l’avenir ceux qui seroient réellement dans ce cas fussent poursuivis, ni que leurs familles qu’ils auroient élevées de bonne foi dans leur Religion fussent inquiétées. J’ai fait connoître à ce sujet ses intentions à M. le Procureur général du Conseil d’Alsace, & pour ne rien laisser ignorer à votre Eminence de ce qui concerne la matiere, je crois devoir joindre ici copie de ma lettre à ce Magistrat.

Mais en même temps il faut conclure de-là qu’il n’en est que plus nécessaire de tenir la main à l’éducation Catholique des enfans qui par leur naissance y sont destinés. C’est une régle établie de longue main en Alsace, que les enfans naturels des Sectaires sont affectés par cela seul à l’éducation Catholique, parce qu’appartenans au Roi & à l’Etat, & non à leurs Peres & Meres, qui n’ont point sur eux la puissance légitime, il est juste que le Roi s’en assure pour leur procurer le plus grand bien qu’on puisse leur désirer, en les faisant élever dans la véritable Religion. Cette régle est un des monumens les plus respectables de la pieté de feu Roi, & l’intention de Sa Majesté est que tous ceux qui peuvent y contribuer, y veillent avec la plus grande attention. C’est par cette raison qu’Elle a gouté beaucoup l’ouverture faite par M. de Lucé d’établir dans la Province quelques maisons où l’on pût mettre les enfans, à l’égard desquels il se trouveroit nécessaire de prendre cette sureté pour leur éducation dans la Religion Catholique ; je lui ai même marqué d’indiquer les moyens possibles d’effectuer un établissement si digne de faveur, & le Roi ne doute point que votre Eminence ne se fasse un plaisir d’y contribuer en tout ce qui dépendra d’elle.

Le cas du mariage subséquent entre le Pere & la Mere de l’enfant, qui le légitime pleinement, & leur attribue sur lui tous les droits de Pere & de Mere légitimes, avec effet rétroactif, a fait naitre une question qui jusqu’alors n’avoit point été agitée. Le Roi a pesé les raisons du pour & contre. Il est bien fâcheux d’un côté que le mariage qui survient puisse faire perdre à l’enfant l’avantage de l’édu- [p. 3] cation Catholique le plus grand de tous, & il est bien difficile de l’autre de se refuser entiérement à la considération du droit que les Peres & Meres acquiérent par ce mariage à l’éducation libre de leurs enfans qui dès-lors ne different plus en rien à leur égard de ceux qui sont nés d’un mariage légitime. Sa Majesté a donc jugé que le meilleur tempérament qu’elle pû prendre, étoit de fixer pour l’enfant un âge au-delà duquel le mariage survenant ne pût rien changer à l’affectation à l’éducation Catholique, & Elle a choisi l’âge de cinq ans, où les instructions de la Religion commencent à peine au plutôt. Ainsi le mariage survenant avant que l’enfant ait atteint l’âge de cinq ans, on peut le laisser à l’éducation de ses Pere & Mere ; mais passé cet âge, la survenance du mariage ne doit rien changer, & l’enfant n’en doit pas moins être élevé dans la Religion Catholique.

Quant au doute qui s’étoit formé, si la décision portée sur cette matiere de l’éducation de batards des Luthériens par un des Articles de la Lettre de M. Le Blanc du I Mars 1727, pouvoit avoir quelqu’effet rétroactif, outre que cet Article porte expressément, pour l’avenir, votre Eminence sentira qu’après un temps aussi long que celui qui s’est écoulé depuis 1727, date de la Lettre, & vu ce que je viens de marquer sur le cas de poursuites pour crime d’Apostasie ou de Relaps, il ne doit plus être aujourd’hui question d’effet rétroactif.

Le Magistrat de Strasbourg a paru jaloux d’exercer sa Jurisdiction pour le maintien de la régle sur cet objet de l’éducation des batards, & quoique miparti de Catholiques & de Luthériens, il s’est montré dans la disposition de s’en acquitter. Sa Majesté verra toujours avec satisfaction les marques qu’il lui donnera de sa soumission & de son zéle en quelque matiere que ce soit ; mais elle ne peut non plus lier les mains à son Procureur général, ni par conséquent au Conseil d’Alsace. Toutes les fois que le zéle de cet Officier trouvera à s’interposer sur une matiere si privilegiée, il faut qu’il lui soit libre de le faire, & dès-lors ce n’est qu’au Conseil d’Alsace, près duquel il est établi, qu’il peut s’adresser.

Plusieurs des difficultés dont Sa Majesté s’est fait rendre compte, regardent un autre point, non moins important : c’est l’état des Calvinistes en Alsace. Depuis que cette Province est réuni [sic] à la Couronne, & dans le progrès de divers Actes, par lesquels la Souveraineté du Roi y a été reconnue, jamais les Calvinistes n’ont été considérés sur le même pied que les Luthériens, & jamais ils n’ont eu, comme eux, le libre exercice de leur Religion, si non universellement, du moins dans la plus grande partie de la Province. Ils le reconnoissent eux-mêmes, ils y ont joui & ils y jouissent de la liberté de conscience ; mais pour l’exercice public ils peuvent à peine citer un très petit nombre de temples dispersés où cet exercice soit [p. 4] toléré. Tel est leur état actuel, trop notoire, & d’un usage trop ancien pour que Sa Majesté puisse aujourd’hui ou veuille rien changer. Elle leur conservera volontiers par tout la liberté de conscience & l’assurance de vivre en repos. Elle tolerera même le petit nombre de temples qui existent actuellement, où le culte Calviniste est bien établi, mais elle ne permettra par qu’il en soit ouvert ou rétabli aucun nouveau.

Ainsi Elle ne peut admettre la demande que les habitans Calvinistes d’Oberséebach & de Schleytal lui ont adressée pour avoir permission de rétablir le culte Calviniste dans ces deux villages. Sans remonter plus haut que le Traité de Riswick, ils étoient alors du nombre de ceux dont la réunion à la France avoit été prononcée, & dont feu Roi se départit par ce Traité ; mais il y avoit été stipulé en même temps que la Religion Catholique seroit conservée en l’état où elle étoit alors dans ces lieux dont la restitution s’accordoit. Elle étoit rétablie à Oberséebach & à Schleytal, & le culte Calviniste en étoit banni. Les choses doivent donc demeurer en cet état. Tel qu’ait pu être depuis le sort de ces deux villages, l’exercice du culte Calviniste est banni sous l’Eveque de Spire leur Seigneur, qui y reconnoit la Souveraineté du Roi ; Sa Majesté ne peut que maintenir ce dernier état.

Au reste Sa Majesté a été surprise d’apprendre l’usage où sont les Calvinistes des lieux où ils ont l’exercice de leur culte, non seulement de prendre les Ministres étrangers, qu’ils tirent des Cantons Suisses Protestants, mais encore de les recevoir de la nomination &, pour ainsi dire, de la main de ces Cantons. C’est un abus trop capable de tirer à conséquence pour qu’on puisse de [sic] tolérer, & j’ai marqué à M. de Lucé dans les termes les plus positifs, de tenir la main à ce qu’aucun Ministre Calviniste ne fut admis, ni fit aucun exercice dans ces temples, qu’il ne lui eût été rendu compte & qu’il ne fut instruit de ce qu’il est, du lieu de sa naissance & des autres circonstances qui le regardent ; enfin, qu’en connoissance de cause il ne l’eût agréé en la forme qu’il jugeroit la plus convenable.
Mais une question principale qui appartient à l’état des Calvinistes en Alsace, est celle qui regarde les fonctions que les Curés Catholiques prétendent exercer à leur égard dans les lieux où ils n’ont point l’exercice du culte public, pour les baptêmes, mariages & sépultures.

Ces fonctions ne sçauroient être au spirituel que pour le baptême, que les Curés Catholiques peuvent administrer à toutes sortes d’enfans ; car pour le mariage & pour la sépulture, bien loin qu’un Curé Catholique puisse prétendre y assujettir, en ce qu’il y a de spirituel & d’Ecclésiastique, tous autres que des Catholiques, il ne [p. 5] lui seroit pas permis d’y interposer son ministere à leur égard, & il devroit le refuser ; c’est ce qui faisoit qu’on avoit eu d’abord peine à concevoir quel pouvoit être ce genre de Jurisdiction que les Curés Catholiques d‘Alsace prétendoient sur les Calvinistes en cette matiere ; mais d’après les explications qui ont été données, on entend qu’il ne s’agit que d’une fonction de Police séculiere, où le ministere spirituel n’entre pour rien ; qu’elle se réduit, pour les mariages, à recevoir & porter sur les Régistres la déclaration des parties qu’un tel jour & en telles circonstances elles ont contracté leur mariage suivant le culte dont elles font profession, cette déclaration accompagnée des témoignage [sic] capables de la constater ; & qu’il en est de même pour les sépultures, que le Curé Catholique ne doit point se mêler de l’inhumation ; mais que la famille du défunt doit venir déclarer devant lui sur son Régistre, qu’un tel est mort un tel jour & a été inhumé en telles & telles circonstances. Ainsi dans l’un & dans l’autre cas, il ne s’agit que de constater par un monument porté dans un Régistre public, le mariage & le décès, ce qui ne peut être que bon & même nécessaire en soi. Toute la question se réduit à sçavoir à qui cette fonction appartiendra, pour les Calvinistes, dans les lieux où ils n’ont ni exercice public ni régistres, si ce sera aux Curés Catholiques exclusivement, ou si en pareil cas les Ministres Luthériens pourront s’y immiscer, & les Calvinistes s’adresser à eux.

Mais il ne paroît pas douteux que la préférence exclusive ne soit dûe aux Curés Catholiques, pour toutes sortes de raison. Ils en sont en possession en beaucoup d’endroits, dans les autres il y a beaucoup de diversité d’usages, & depuis peu M. de Lucé a fait pour le Curé Catholique de la ville de Landau un arrangement qui termine le trouble qui s’y étoit élevé. Le Roi ne peut donc désapprouver ni la Jurisprudence du Conseil d’Alsace conforme au même principe, ni ce que l’Evêque d’Arath peut avoit écrit aux Curés dans le même esprit, lorsqu’il a jugé à propos de le faire. Sa Majesté approuve fort que M. de Lucé ait agi de même dans l’arrangement, par lequel il a concilié la dissension qui regnoit dans la ville de Landau ; & Elle sera fort aise qu’il en use ainsi toutes les fois qu’il en trouvera l’occasion.

Les Lettres de M. l’Evêque d’Arath à ce sujet ne sont pas le seul objet des plaintes qui ont été faites par les Luthériens, de la maniere dont il use à leur égard. Votre Eminence sçait combien d’autres griefs ils ont exposé contre ce qui s’est passé de sa part, en qualité de votre Vicaire & Suffragant, dans ses dernières visites du Diocèse : la plupart de ces plaintes regardent les lieux dans lesquels les Catholiques & les Luthériens sont mêlés & n’ont [p. 6] souvent qu’une même Eglise, dont ils partagent l’usage pour l’un & l’autre culte. On conçoit aisément que ce mélange & ce partage donne lieu à des discussions, soit sur l’application des revenus des fabriques, soit sur l’usage du chœur, qui de droit est réservé aux Catholiques, & sur celui de la nef accordé aux Luthériens, & peut-être encore sur quelques autres objets. Mais tout cela dégénére dans un détail, dans lequel il ne convient guères à Sa Majesté d’entrer. Il y a des régles établies dans la Province pour la plupart de ces difficultés, & s’il en naît quelqu’une à laquelle il soit moins aisé d’appliquer ces régles, la voie de la conciliation sera toujours la meilleure pour la terminer. L’esprit pacifique que votre Eminence y apportera d’elle-même, & qui dirigera toujours les démarches de son Suffragant, & celui auquel M. de Lucé assujettira les Luthériens & leurs Ministres, autant qu’il sera possible, procureront ce bon effet ; & s’il reste quelque chose, surquoi l’on ne puisse s’accorder, M. de Lucé interposera ce qui conviendra, de l’autorité qui lui est confiée, ou même il laissera agir celle du Tribunal de la Province. A toute extremité Sa Majesté y interposeroit la sienne en cas de necessité, sur le compte que M. de Lucé lui rendroit.

Un des objets de plaintes les plus intéressans pourroit être celui des sages-femmes. Il seroit à souhaiter qu’il y en eût par tout de l’une & de l’autre Religion ; mais beaucoup d’endroits ne pouvant en entretenir qu’une, le Conseil d’Alsace par un Arrêt de reglement de 1752 avoit ordonné qu’en ce cas elle ne pourroit être que Catholique, quoique les habitans fussent en partie Luthériens. Cela a excité tant de réclamations, que Sa Majesté a pris le parti en 1754 de suspendre l’exécution de cet Arrêt par des Lettre-Patentes, que le Conseil d’Alsace a enrégistrées. Tel est l’état actuel, & l’on se plaint de ce qu’au contraire M. l’Evêque d’Arath a enjoint au Prévot d’un lieu nommé Vendenheim d’y faire assembler les femmes, pour choisir une sage-feme Catholique ; mais votre Eminence a remarqué que cette Paroisse étoit composée de quatre grands Villages, dont chacun avoit une sage-femme, & que tout ce qu’on avoit exigé, étoit qu’une d’entre elles, au moins, fut Catholique. Il ne paroit rien en cela de contraire à l’ordre actuel, & Sa Majesté ne sçauroit désaprouver que lorqu’il y a plusieurs sages-femmes dans un lieu, on ait attention à ce qu’il y en ait, au moins, une Catholique : en quoi M. l’Evêque d’Arath pourroit avoir trop pris sur lui, ce seroit s’il avoit fait au Prévôt une injonction, qu’il n’est pas en droit de lui faire ; mais c’est une chose passée, sur laquelle on peut s’épargner de revenir.

A l’égard des plaintes vagues des Luthériens & de leurs Ministres, de n’être pas traités aussi favorablement que les Curés & les [p. 7] habitans Catholiques, d’éprouver des poursuites rigoureuses, & de n’en être pas dédommagés lorsqu’elles se trouvent sans objet, & autre plaintes semblables, Sa Majesté ne peut asseoir de décision particuliere sur de pareilles généralités. Son intention est que tous ses sujets indistinctement soient traités avec justice & avec humanité : que les Luthériens en particulier soient maintenus, sous son autorité, dans l’état auquel le feu Roi & Sa Majesté elle-même ont bien voulu les conserver : qu’en tous ils reçoivent avec toute sorte d’égalité la justice qui peut leur être dûe. C’est ce que le Roi a toujours recommandé & recommandera toujours à ses Officiers ; mais les Luthériens de leur côté doivent se renfermer exactement dans leurs devoirs ; sur tout ne blesser en rien le respect dû à la Religion Catholique qui est l’ancienne & la premiere, & celle de leur Souverain obligé de la maintenir inviolable. Votre Eminence connoit l’inviolable attachement avec lequel je fais profession de l’honorer plus que personne.

Signé, Le duc de Choiseul


Les Maisons de Strasbourg sont présentées à l’aide de Word Press.