Mémoire de Klinglin


Mémoire de Monsieur de Klinglin, Préteur Royal de la Ville de Strasbourg, Grenoble, 1753

Résumé

(1) François Christophe Honoré de Klinglin se propose d’écrire un mémoire à l’intention de ses juges et du public pour défendre son père et lui-même. Il renonce à publier les pièces justificatives auxquelles renvoient des notes.
(9) Histoire de la ville de Strasbourg, présentation du Magistrat. (15) Le roi crée la charge de préteur royal qui représente le roi auprès du Magistrat. (16) Son aïeul Jean-Baptiste de Klinglin est nommé à cette charge, son père François-Joseph de Klinglin, fils du précédent lui succède à sa mort en 1725. François-Joseph de Klinglin jouit de l’estime de ses concitoyens, des princes étrangers, des ministres et du roi. (19) C’est pendant son administration que le cinquantième, le dixième et le vingtième ont été établis, il fait construire des casernes. (23) Il fournit aux ministres des informations sur les armées étrangères. (24) Le roi exprime sa satisfaction en le nommant conseiller d’Etat et en accordant la survivance de la charge de préteur royal à l’auteur, son fils. (25) Les ministres ont toujours loué le zèle du préteur royal, le Magistrat exprime régulièrement ses remerciements ; il s’ensuit que les accusations manquent de vraisemblance. (28) Les premiers troubles remontent à l’année 1740 quand des factieux apparaissent chez les Quinze, à l’instigation d’un des membres du Magistrat (34) sous prétexte de réformer l’administration des revenus.
(35) Le préteur royal propose des mesures propres à améliorer cette administration. (37) Les factieux en diffèrent l’exécution.
(38) Une nouvelle affaire vient exciter les passions et divise le Magistrat, celle des bouchers et du magasin à suif. Les bouchers cherchent à vendre le suif outre-Rhin où il se vend plus cher. Les bouchers s’entendent avec un petit nombre de chandeliers. Le magasin à suif est finalement rétabli à la demande de chandeliers contre l’avis des bouchers. (50) Les bouchers mutins remettent un placet au Gouverneur qui les défend. (57) Le préteur royal est accusé auprès du ministre de saper l’autorité du Gouverneur auprès du Magistrat. (61) Le marquis de Breteuil écrit que le roi désapprouve les divisions du Magistrat.
(63) Le préteur royal est accusé de despoticité dans le choix des titulaires des places vacantes. L’auteur expose que le préteur royal n’a qu’une voix sur cinquante-trois. (69) Les bouchers emprisonnés en 1741 ont déposé en 1751 et en 1752 qu’ils ont été remis en liberté après avoir remis une somme d’argent au préteur royal. L’auteur prouve que ces allégations sont fausses.
(73) Les factieux font tenir une assemblée des Quinze sans en informer le préteur royal, ce qui est expressément contraire à l’ordonnance royale. (77) Les factieux écrivent à la Cour pour que le roi nomme des commissaires qui prennent des mesures contre les divisions du Magistrat. (80) Un membre du Magistrat s’emporte et insulte le préteur royal et ses pairs. Il en résulte un arrêt d’évocation remis ensuite en cause. (84) Un courrier du ministre semble ramener la paix au Magistrat.
(85) Le préteur royal est à nouveau mis en cause dans l’affaire de la chasse dans les îles du Rhin que Jean Baptiste de Klinglin avait obtenue à bail. Des factieux manœuvrent pour que le maréchal de Broglie, nouveau commandant en poste, demande le droit de chasser dans les îles du Rhin. (95) La cabale adresse au cardinal de Fleury un mémoire qui accuse le préteur royal de violer toutes les lois et de vendre au pIus offrant les emplois dépendant du Magistrat. La cour charge des émissaires de prendre des informations (100) qui concluent que le préteur royal reçoit beaucoup de présents. (101) Le préteur royal déclare au marquis de Breteuil qu’il reçoit régulièrement des présents dans les affaires gracieuses, suivant en cela une coutume immémoriale. (104) Persuadé que la division du Magistrat est due à deux personnes, le marquis de Breteuil charge le cardinal de Rohan, M. de la Grandville, intendant d’Alsace de remédier aux divisions du Magistrat.
(113) Le Magistrat obtient une augmentation de ses appointements.
(114) Le préteur royal propose de réformer la fourniture des bois de chauffage en la donnant à ferme, ce qui est approuvé, (117) et le dépôt des vins. (118) Il étend ensuite le principe de la ferme à tous les autres droits et domaines de la Ville en les réunissant dans un bail général, comme dans d’autres villes du royaume. (120) Les recettes ayant été très différentes selon les années, on fixe les années de référence.
(126) Le préteur royal propose d’établir l’alternative à l’Université. (128) L’intendant de Sérilly prend le parti des luthériens.
(130) Le préteur royal propose de tenir des comptes financiers plus conformes à la réalité, d’annuler l’augmentation des appointements et de demander aux Conseillers et aux Vingt-et-Un de confirmer les décisions de la Chambre d’économie. (137) Les factieux manœuvrent pour conserver leur pouvoir à la Chambre d’économie (138) qui résilie le bail de tous les revenus de la Ville, (141) dont il résulte une perte pour la Ville. (142) La ferme des bois de chauffage et celle du magasin à suif sont aussi supprimées. (143) L’Hôpital des Enfans trouvés, établi par le préteur royal, est supprimé pour s’opposer à lui, de même que les mûriers qu’il avait fait planter pour établir des manufactures et l’Hôpital de la Maison de force. (147) Des libelles qui calomnient le préteur royal sont répandus dans la ville et dans la province. (148) Le préteur royal demande une entrevue avec le ministre Paulmy qui répond (149) en janvier 1752 que le roi a décidé d’envoyer à Strasbourg un commissaire, le conseiller au Parlement de Besançon d’Esnans. (153) L’auteur cite les faussetés que répandent les libelles. (155) Le commissaire d’Esnans ne s’entretient pas avec le préteur, les conjurés s’emparent de son esprit. (157) Le libelle de Paul Beck circule à Strasbourg. Le Magistrat est résolu d’en arrêter la distribution mais le projet n’est pas exécuté tant que d’Esnans se trouve à Strasbourg. (159) Les conjurés fournissent à d’Esnans les preuves des malversations sans suivre la procédure voulue par la loi. (163) Ceux qui refusent de témoigner sont jetés en prison comme les avocats Moog et Cappaun ou (164) destitués comme le secrétaire Friderici. Ceux qui se prêtent à la subornation sont récompensés comme le banquier Hermanni.
(167) Il résulte de cette procédure irrégulière que le préteur royal est arrêté le 25 février 1752 et l’auteur son fils le 20 mars suivant, Daudet, l’homme d’affaires du préteur royal, est lui aussi arrêté. (168) D’Esnans les interroge à plusieurs reprises. (170) Quand les témoins sont confrontés aux prisonniers, ils avouent que leur témoignage est le fruit de la subornation.

(172) L’auteur s’emploie alors à rédiger son mémoire. Il demande des expédition de pièces officielles (174) qu’il obtient dans un premier temps puis qui lui sont refusées. (179) Les lettres patentes du 28 juin 1752 qui renvoient le procès au Parlement de Grenoble contiennent les chefs de l’accusation. Le préteur royal et son fils sont accusés « d’avoir abusé de la manière la plus répréhensible, de l’autorité que nous tenions de Sa Majesté, en commettant des concussions de toute espèce, et en employant pour les colorer des suppositions qui ne pouvoient les rendre que plus criminelles. ». La concussion consiste à abuser de son autorité en extorquant des sommes d’argent. L’auteur distingue les affaires contentieuses qui consistent à rendre la justice et les affaires gracieuses. L’auteur s’appuie sur les lois romaines et les coutumes d’Allemagne pour montrer que les présents sont acceptés, (189) et qu’ils sont toujours acceptés à Strasbourg comme le prouvent les registres des tribus. (190) Les confrontations du procès en apportent la preuve supplémentaire. (192) Les affaires gracieuses comme les nominations aux emplois donnent lieu à des présents dont l’usage a été étendu aux gouverneurs et aux intendants depuis la Capitulation de 1681. (197). Les présents ont servi à couvrir les frais des voyages à Paris et de réception des hôtes étrangers de marque qui n’auraient pu être financés par les 18.000 livres de traitement. (203) Le préteur royal a reçu des présents dans les affaires gracieuses en suivant la coutume. (206) L’auteur donne des exemples de présents lors des nominations ou (207) des adjudications, (209) ces présents sont donnés une fois l’affaire terminée.
(211) Les factieux présentent deux faits pour étayer le crime de concussion. Ils prétendent que le préteur royal était lui-même intéressé quand les revenus de la Ville furent affermés par un bail général en 1748. (216) Lors de l’annulation du bail, on a prétendu que les présents ne pouvaient être restitués parce qu’ils avaient été envoyés à une personne de distinction selon les déclarations attribuées à Daudet. (225) Or les présents furent rendus et rien ne peut être retenu contre le préteur royal puisqu’il n’y a pas deux témoins qui aient déposé.

(229) On accuse l’auteur d’avoir extorqué des sommes d’argent à un Juif nommé Raphaël Lévy. Or les dépositions de Raphaël Lévy, de son fils Michel Lévy et du banquier Jean Dietrich se contredisent. (232) Les lois disqualifient le témoignage des Juifs. (234) Raphaël Lévy et Michel Levy ont été poursuivis pour billonnage et soupçonnés de vol. (236) Jean Dietrich a une inimitié contre l’auteur qui lui a autrefois refusé une faveur. (238) Dans sa jeunesse, l’auteur a emprunté à l’insu de sa famille de l’argent à Raphaël Lévy. (240) Le préteur royal charge ensuite un juif respecté, Moïse Blien, d’arranger l’affaire. (243) L’auteur avertit Raphaël Lévy que les banquiers de Strasbourg l’accusent de faire métier de banque. (246) D’après les dépositions contradictoires, l’auteur aurait allégué que le ministre aurait ordonné d’arrêter Raphaël Lévy à moins de consigner 15.000 livres. (265) L’auteur relève les irrégularités de la procédure et (267) les dates qui sont fausses. (288) Il résume l’affaire en quelques phrases puis la commente. (294) Il relève des contradictions lors de la confrontation. (298) Il s’ensuit que le témoignage des Juifs doit être rejeté, dans la forme parce qu’il n’est pas admissible et dans le fond parce qu’il est contradictoire.

(299) Le bâtiment que s’est fait construire le préteur royal. La ville a fait construire plusieurs bâtiments pour l’évêque, le gouverneur, le commandant, l’intendant, le major et certains officiers. le préteur royal a cependant résolu de construire un bâtiment à ses frais. Le Magistrat lui passe un contrat à rente pour le terrain. Le préteur royal charge Pflug, architecte de la Ville, de la construction à ses propres frais. L’auteur le montre d’une part par des preuves négatives puisqu’aucun registre ne fait mention de matériaux livrés à cet effet d’autre part par les quittances des fournisseurs d’un montant de 177.200 livres. Comme le préteur royal n’était pas riche, il a proposé à la Ville d’acheter pour 200.000 livres une maison qui lui avait coûté plus de 100.000 écus, ce qu’elle a accepté en lui laissant la jouissance du bâtiment qui servirait à loger ses successeurs.

(308) On a reproché à l’auteur d’avoir fait agrandir des écuries aux frais de la Ville d’après les allégations de l’architecte municipal Biermeyer que l’auteur a ensuite convaincu de faux témoignage. L’auteur rapporte les quittances de l’entrepreneur Gallay et de Falckenhauer.

(311) Les déclarations extrajudiciaires (témoignages faits sans les formalités prescrites par la loi) ne peuvent être retenues dans le procès. Or les déclarations faites pendant la mission de d’Esnans sont toutes extrajudiciaires. (322) Pour que les témoins puissent être entendus dans une deuxième information, il faut que la première ait été déclarée nulle et que le juge en ordonne une nouvelle. (329) Les accusations reposent, pour le préteur royal, sur les présents reçus lors des affaires gracieuses alors que ces présents sont coutumiers et, pour l’auteur, sur les dépositions des Raphaël Lévy, de Michel Lévy et de Jean Dietrich qui sont à rejeter.


Mémoire de Monsieur de Klinglin, Préteur Royal de la Ville de Strasbourg
A Grenoble, chez André Giroud, imprimeur libraire du Parlement, au Palais, et la Veuve d’André Faure, imprimeur du Roi, Rue du Palais, M.DCC.LIII

Mémoire pour FRANÇOIS-CHRISTOPHLE-HONORÉ DE KLINGLIN,
PRETEUR ROYAL DE LA VILLE DE STRASBOURG.

APRÉS avoir partagé dans les fers tous les malheurs de mon Père, sa mort vient de me faire éprouver le coup le plus cruel dont une ame sensible puisse jamais être frapée. J’ose le dire, le déchaînement de ses ennemis, le succès de leurs complots, la consternation de notre (p. 2) famille, le renversement de notre fortune, l’horreur de la prison, tous ces maux réunis ne m’avoient point ébranlé. J’en voyois le terme marqué par la justice & la verité, & je l’attendois avec cette sécurité qui console & soutient l’innocence. Mais j’avouerai qu’accablé par la perte irréparable que je viens de faire, la douleur m’a tout à coup plongé dans une espèce d’insensibilité, qui confondant pour moi tous les évenemens sembloit anéantir à mes yeux la différence des biens & des maux. Également incapable d’espérer & de craindre, je serois ainsi resté dans l’inaction & comme inanimé, si l’image de ce père si cher, que j’avois sans cesse sous les yeux, n’avoit enfin elle-même réveillé la nature, & rappellé ma raison en me montrant ce que je dois à sa mémoire.
C’est alors que ranímant ce courage (p. 3) dont il m’a si souvent donne des leçons & des exemples, j’ai résolu de le venger avec éclat de tous les traits d’opprobre & d’ignominie dont l’envie & l’imposture ont tâché de souiller sa réputation sur la fin de sa carrière. Assuré de confondre le mensonge & la calomnie par des faits notoires, par des actes authentiques, & par des monumens publics, je me flate que tous ceux qui ont honoré mon malheureux Père de leur confiance, de leur estime & de leur amitié pendant sa vie, le trouveront après sa mort digne de leurs larmes & de leurs regrets.
C’est une justice que tout le peuple de Strasbourg lui a déjà publiquement rendue, lorsqu’accourant en foule pour s’acquitter envers lui des derniers devoirs, on a entendu la Ville entière retentir des cris de ses Citoyens qui pleuroient, disoient (p. 4) ils, un Protecteur & un Père, que la mort venoit de leur enlever. Quel éloge moins suspect, quelle apologie plus touchante & plus honorable !
Quant à ma défense personnelle, elle se trouvera naturellement confondue dans la justification de mon Père, puisque accusés l’un & l’autre comme complices des mêmes crimes, notre cause est commune. Mais quels sont ces crimes pour lesquels on nous a tous les deux déférés à la Justice ?
C’est ce que le Public ignore encore, & ce qu’il n’apprendra qu’avec étonnement. Au reste, avant que de l’en instruire, je dois lui faire connoître par quels chemins la fortune nous a conduits jusques dans cet abîme de malheurs, & je ne sçaurois mieux remplir cet objet qu’en présentant le tableau de la conduite qu’a tenu mon Père pen-dant près de trente années qu’il a (p. 5) eu le dangereux honneur d’être en qualité de Préteur Royal à la tête du Magistrat de Strasbourg. On verra si les talens, la capacité, & le zèle qu’il a fait paroître dans toutes les occasions, si les services signalés qu’il a rendus dans cette place à sa Patrie & à l’Etat, devoient le mener à une fin aussi cruelle que celle qui a terminé sa course.
Pour moi qui n’ai encore occupé cette place qu’à titre de survivance, & qui n’en ai fait les fonctions que dans les courts intervalles où mon Père se trouvoit ou malade, ou retenu à la Cour pour les affaires de la Ville, j’ai toujours eu lieu de croire que j’en avoís rempli les devoirs à la satisfaction du Peuple, du Magistrat & du Ministère ; du moins n’ai-je jamais vu ni entendu personne se plaindre de moi, ni me marquer le moindre mécontentement, & je peux dire que si dans (p. 6) le cours des affaires je n’ai pas eu l’occasion de me faire honneur par des choses mémorables ou importantes, il ne m’est du moins jamais arrivé de rien faire de suspect ou de repréhensible, aussi je ne sçache pas m’être personnellement attiré aucuns ennemis, si j’en excepte ceux à qui l’intérêt mal entendu d’une ambition outrée a toujours rendu la place de Préteur & le Préteur lui-même odieux.
Quoiqu’il en soit, je crois devoir prévenir ici mes Juges & le Public, que de tous les faits dont je vais rendre compte, il n’y en aura aucun dont je ne rapporte la preuve par écrit : j’avouerai même que mon dessein étoit d’abord de faire imprimer toutes ces pièces justificatives à la fin de ce Mémoire, & je sentois tout l’effet que je devois attendre d’un corps de preuves si complet, mais j’en ai été empêché par deux (p. 7) considérations particulières qui ont prévalu sur celle de mon propre intérêt. La première est la crainte de fatiguer le Public par une quantité étonnante de pièces dont l’assemblage auroit formé un volume énorme. La seconde plus importante encore & qui seule suffiroit pour me déterminer, est fondée sur la nature de beaucoup d’anecdotes singulières répandues dans plusieurs de ces pièces, & qui sont telles en effet qu’en les rendant publiques, je manquerois à la modération dont je me suis fait, en prenant la plume, un devoir inviolable. Mais en faisant un si grand sacrifice, je me flatte qu’au moins personne ne trouvera mauvais que j’aye joint toutes ces pièces au procès, je ne l’ai fait que par la nécessité d’une défense légitime, persuadé d’ailleurs qu’après avoir passé sous les yeux des Magistrats les plus sages, elles resteront (p. 8) ensevelies à jamais dans le secret de la procédure. Mes Juges sont donc surs de trouver sur chacun des faits que je vais leur exposer, les preuves les plus précises rangées par une suite de chiffres ou numeros relatifs à l’ordre des faits. Mais avant que d’entrer dans ce détail, je ne sçaurois me dispenser de donner une legere idée de la forme du Gouvernement de Strasbourg, & des différentes compagnies qui composent le Corps du Magistrat de cette Ville. Ce pré liminaire me paroit d’autant plus nécessaire, qu’il s’agit ici de ce qui s’est passé dans une Ville, dont les usages n’ont presque rien de ressemblant à ce qui s’observe dans le reste du Royaume.
LA VILLE DE STRASBOURG, avant qu’elle se soumît à la souveraineté du Roi, avoit toujours été une (p. 9) Ville libre, qui formoit comme les autres Villes Impériales un État Republicain, & qui faisoit partie du Corps de l’Empire. Comme telle elle se gouvernoit par les loix qu’elle se faisoít elle-même, & elle jouissoit d’ailleurs de toutes les prérogatives, & de tous les droits qui sont communs aux autres Etats souverains du Corps Germanique.
Lorsqu’elle se rendit volontairement au Roi en 1681. un des principaux articles de la Capitulation fut qu’en la recevant sous sa Royale protection, S. M. la conserveroit pleinement dans tous ses anciens privilèges, droits, statuts & coutumes, & que le Magistrat resteroit en possession de tous ses droits de Jurisdiction civile & criminelle, & nommément dans le droit d’élire, comme il avoit toujours fait, les Membres de son College, & d’administrer tous les domaines, droits (p.10) & revenus de la Ville, & de toutes ses dépendances. (Voyez la pièce N°. I)
Ce Corps du Magistat étoit alors comme il l’est encore aujourd’hui, composé de cinq Compagnies principales qu’on appelle le Collège des XIII. le Collège des XV. le Collège des XXI. le grand Sénat, & le petit Sénat. Il y a outre ces Compagnies, quelques Chambres ou Tribunaux inférieurs, dont il est inutile de parler ici.
Le premier de tous ces Collèges est celui des XIII. Il est composé de quatre Gentilshommes qu’on appelle Stettmeistres, c’est-à-dire Préteurs ou Maîtres de la Ville, des quatre Consuls qu’on nomme Ammeistres, c’est-à-dire Adjoints aux Maîtres, & de quatre Bourgeois, qui par une longue expérience se trouvent instruits des affaires de la Ville. A ces douze Conseillers se (p. 11) joint un des quatre Préteurs de quartier. C’est cette Compagnie qui prenoit autrefois connaissance des affaires de la guerre, des fortifications, de l’arcenal, de la levée des Troupes, des Ambassades & des négociations secretes avec l’Empereur & les autres Souverains. Tous ces objets se trouvant aujourd’hui réunis sous l’autorité immédiate du Roi, ce Collège ne connoit que des causes qui lui viennent par appel du grand & du petit Sénat.
La Chambre des XV. est composée de cinq Gentilshommes & de dix Bourgeois distingués. Elle a la direction de toutes les affaires qui regardent les revenus de la Ville & l’œconomie de ses biens, c’est elle qui est chargée de veiller à l’observation des loix & des statuts. Elle a le droit d’élire les quatre Ediles, qui sont les Trésoriers & Directeurs du domaine & des bâtimens de la (p. 12) Ville, & presque tous les autres Directeurs ou Commissaires préposés à la manutention des principales parties de la Police.
La Chambre des XXI. ne porte ce nom, que parce qu’elle étoit autrefois composée de vingt-un Officiers. Aujourd’hui elle est réduite à quatre ou cinq & quelquefois six Conseillers, qui sont un Gentilhomme, deux Consuls & deux ou trois des plus honorables Bourgeois de la Ville. Ils ont voix délibérative dans les Conseils réunis des XIII. & des XV. où ils sont appellés pour les affaires secrettes.
Ces trois Compagnies sont appellées le Gouvernement stable, parce que les sujets qui les composent ne se renouvellent point tous les ans. Leurs offices sont perpétuels. Il n’en est pas de même du grand & du petit Sénat.
Le grand Sénat est composé de (p. 13) trente Bourgeois, dont dix sont Gentilshomtnes, & de ces dix Gentilshommes, quatre sont Préteurs ; ces quatre Préteurs président chacun pendant trois mois avec le Consul qui reste un an en fonction. Les Sénateurs s’élisent tous les ans, de manière cependant qu’ils ne quittent leurs fonctions qu’après deux ans de service. C’est à ce Tribunal que se jugent la plûpart des affaires civiles ; & les affaires criminelles s’y jugent en dernier ressort. Ce corps a de plus le droit d’élire les Triumvirs du trésor, appellé la Tour aux Pfenings, & les Triumvirs de l’Ecurie publique, chargés de la levée des taxes mises sur les maisons.
Le petit Sénat est composé de six Gentilshommes, & de douze Assesseurs roturiers. Dans ce Tribunal se jugent les causes qui concernent les testamens, les héritages, les fonds, les servitudes, les débiteurs, (p. 14) les cautions, les contrats, &c. si la somme qui fait l’objet de la contestation excède 1000. florins, elle est du ressort du grand Sénat.
La Bourgeoisie de Strasbourg est partagée en vingt Tribus ou Communautés, telles par exemple que celle des Marchands, celle des Bouchers, celle des Boulangers, &c. Les Gens de lettres n’ont point des Tribu particulière, ils sont reçus dans celles de ces vingt Tribus qu’il veulent choisir. A l’égard de la Noblesse, elle forme une Tribu à part. Chaque Tribu a son Chef ou Président qui est choisi dans la Magistrature perpétuelle, elle a aussi quatorze Echevins & ses Juges particuliers qui ont à leur tête un Tribun. Tous ces Juges de chaque Tribu sont élus par les suffrages de la Tribu à la pluralité des voix, & décident les affaires qui intéressent directement leur Tribu.
(p. 15) C’est dans ces Corps ou Communautés que le grand Sénat choisit tous les ans à la pluralité des voix des Officiers de Police qu’on appelle les visiteurs jurés, tels que les visiteurs du pain, les visiteurs des viandes, les visiteurs des moulins, les visiteurs des salines, &c.
Après que le Roi eut confirmé tous ces établissemens & la forme de ce Gouvernement municipal par la Capitulation de 1681. il crut devoir en 1685. mettre à la tête de ces Compagnies un Officier décoré du titre de Préteur Royal, qui fut chargé de veiller à tout ce qui pouvoit intéresser le service de S. M. l’exécution des ordres de la Cour & le bien public. Ce Magistrat qui est l’homme du Roi devoit avoir précisément les mêmes fonctions qu’ont les Commissaires départis dans les Provinces, & outre cela le droit de présider avec voix délibérative (p. 16) dans toutes les Compagnies qui composent le Corps du Magistrat de la Ville.
Le premier qui fut honoré de cette charge, fut M. Obrecht (N° II) ancien Avocat Général de Strasbourg, son fils lui succéda ; mais celui-ci ayant trouvé cette place trop difficile à remplir, il y renonça, & sur sa démisson Jean-Baptiste de Klinglin mon ayeul Procureur Général de Strasbourg, fut nommé par le Roi le trente Mars 1706. (N° III) Il exerça cet office avec honneur pendant dix-neuf ans, & ses services ayant été agréables à S. M. il eut la satisfaction de voir en 1722. François-Joseph de Klinglin son fils élevé à la même dignité à titre de survivance. (N° IV) Ainsi mon Père a été décoré de l’office de Préteur Royal (p. 17) de Strasbourg pendant trente années, & il en a pleinement exercé les fonctions depuis la mort de mon ayeul décédé en 1725.
Pendant qu’il a en l’honneur de remplir cette place également importante & difficile, il est de notoriété qu’il s’est toujours conduit d’une manière propre à lui mériter, non seulement l’estime de ses Concitoyens qu’il a servis de tout son pouvoir, & la bienveillance des Princes du Sang, des Princes étrangers, des Maréchaux de France, des Officiers Généraux & de tout le Militaire, avec qui il a sans cesse été dans une relation nécessaire & utile au bien des affaires, mais encore la confiance & la protection de la Cour & des Ministres, qui connoissent parfaitement les services signalés qu’il a rendus au Roi & à l’Etat dans les conjonctures les plus délicates. Les preuves de ce qu’on avance ici, (p. 18) sont écrites fort amplement, soit dans les Régîtres du Magistrat, soit dans les Bureaux du Ministère, soit dans une multitude de lettres qui contiennent les détails intéressans de sa correspondance journalière avec les Ministres, & avec les Officiers Généraux des Armées. J’ai joint au procès une quantité prodigieuse de ces piéces originales qui prouvent que depuis vingt-sept ans les Ministres & les principaux Officiers des Armées n’ont jamais cessé de louer la conduite de mon Père, & d’éprouver les effets de son activité & de son zèle pour le service du Roi & pour l’honneur de la nation. Toutes ces pièces sont produites sous les N° (Voyez la liasse N° V).
Pendant la paix on l’a vu sans cesse occupé de tous les travaux qui pouvoient contribuer à la sureté & à l’embellissement de la Ville, à (p. 19) l’utilité & à l’agrément de ses Citoyens, à la santé & à la commodité des Troupes qui en composent la nombreuse garnison.
C’est pendant son administration que le cinquantième, le dixième & le vingtième ont été successivement établis, & l’on ne sçait que trop de quel œil républicain une Ville telle que Strasbourg, jalouse de sa liberté & de ses privilèges, envisage ces sortes d’impôts que la nécessité des circonstances rend néanmoins indispensables. Cependant c’est au milieu de toutes ces nouvelles impositions & dans le tems même que la Ville y a contribué, que mon Père a été assez heureux pour lui faire entreprendre une infinité d’ouvrages publics, tels que l’établissement des Casernes pour l’ArtilIeríe, des logemens pour tous les Officiers de la garnison, d’autres pour le Lieutenant de Roi, pour le (p. 20) Major, l’Aide-Major, pour le Commandant, pour l’lntendant, pour l’Evêque ; d’autres assez considérables pour loger deux bataillons, des Fortifications, des Marchés publics, des Hôpitaux. Tout cela s’est exécuté avec des dépenses incroyables dans des circonstances assez fâcheuses, sans violence, sans murmure & sans qu’il en ait coûté un sol au Roi. Aussi voit-on par toutes les lettres du Ministère que je rapporte, dans quels termes flateurs les Ministres ont sans cesse marqué leur satisfaction à mon: Père, & de combien d’éloges ils ont honoré tous ses services.
On sçait que pendant la guerre mon Père ne s’est pas livré à des soins moins intéressans ; comme il connoissoit parfaitement toute l’AIlemagne & presque tous les Princes de l’Empire, & que d’ailleurs il avoit fait une étude particulière de (p. 21) tout ce qui pouvoit avoir rapport à l’art Militaire & aux affaires de la guerre, combien d’avis salutaires & de conseils importans n’a-t-il pas donnés ? On sçait entr’autres que dans une circonstance infiniment critique, le salut d’une grande Province & peut-être d’une partie plus considérable de l’Etat dépendit de l’exécution des mesures & des précautions qu’il avoit indiquées. La crainte de paroître vouloir diminuer la gloire des Grands Hommes qui n’ont pas rougi de profiter de ses lumières, ne me permet pas d’en dire davantage.
Les dépôts du Ministère doivent aussi conserver des monumens honorables de ce qu’il fit pour le remplacement d’une quantité immense de grains dont S. M. avoit besoin, & que la négligence & la mauvaise administration des Entrepreneurs avoit laissé presque totalement dépérir.
(p. 22) Je rapporte sur cet article les lettres des Intendans & des Ministres, & l’on y voit que la Cour regardoit mon Père comme le seul homme capable de faire réussir une entreprise si difficile en elle-même, & si essentielle alors au bien des affaires.
D’un autre côté j’ai joint au procès une liasse de lettres de M. le Cardinal de Fleury, de M. Orry, de M. d’Angervilliers, de M. de Breteuil, de M. le Comte d’Argenson, de M. le Prince de Conty, & de MM. les Maréchaux de France de Noailles, de Broglie, de Coigny, de Saxe, de Belle-Isle, qui font assez connoître avec quel zèle, quelles dépenses, & quel désintéressement il a perpétuellement entretenu dans les pays ennemis des émissaires, qui l’ont mis à portée de donner sans cesse aux Généraux d’armées des nouvelles sûres, & des (p. 23) avis circonstanciés de tout ce qui se passoit dans les armées ennemies. Dans ces lettres on lui a toujours rendu la justice de reconnoître qu’on n’étoit jamais mieux informé que par lui des forces, des projets, & des mouvemens de l’ennemi ; & en conséquence on voit que les Ministres & les Généraux lui recommandoient perpétuellement de continuer ses soins & ses attentions pour cet objet, & sur-tout de ne ménager aucunes dépenses pour conserver, & même pour étendre & multiplier ses relations & ses correspondances. Aussi n’a-t-il jamais rien épargné, ni rien négligé pour se rendre utile en cette partie, & comme il a toujours bien payé, il a toujours été bien servi. Cependant les Ministres sçavent qu’il n’a jamais rien demandé, & qu’en effet il ne lui a jamais rien été payé de tous les frais qu’il a faits pendant les (p. 24) différentes guerres pour l’entretien de ses émissaires, dont plusieurs au moment de sa mort étoient encore pensionnés à ses dépens, en exécution des engagemens secrets qu’ils avoient exigés pendant la guerre. (N° V. bis)
C’est en considération de tous ces services, dont S. M. a fait elle-même à mon Père l’honneur de lui marquer sa satisfaction, qu’Elle lui a successivement accordé le Brevet de Conseiller d’Etat, & pour moi la survivance (N° VI) de sa place de Préteur Royal. Dans le tems que nous reçumes en 1744. cette dernière marque de la bonté du Roi, j’avois l’honneur d’être Avocat général au Conseil Souverain d’Alsace. J’ai rempli les fonctions de cette Charge pendant environ six ans. (N° VII)
Mais lorsque j’expose ici de quelle (p. 25) manière mon Père s’est conduit dans la place qui lui étoit confiée, je n’oublie point qu’il est mort accusé; & je ne prétends pas non plus imiter ce Romain, qui accusé devant le Peuple, se contenta pour toute justification de rappeller à ses Juges le souvenir des services qu’il avoit rendus à la Patrie. Mon objet est seulement de faire sentir à mes Juges & au Public, combien il est hors de vraisemblance qu’un homme constitué en dignité à la tête d’une grande Ville, & dont les actions ont sans cesse été éclairées par une multitude de surveillans intéressés, ait commis pendant près de trente années toutes sortes d’exactions & de prévarications, non-seulement sans que personne s’en soit plaint pendant un si long espace de tems, mais encore sans que dans le cours d’une si longue Magistrature, ni ses Concitoyens, ni ses Ministres ayent cessé (p. 26) de louer son zèle, & d’approuver son administration ; car enfin je prouve par toutes les lettres des Ministres qui sont au procès, que la Cour a toujours été infiniment satisfaite de la conduite de mon Pére, & par les extraits des Régîtres du Magistrat, que pendant la Préture de mon Père, & jusqu’au jour de sa détention, il ne s’est presque pas écoulé une seule année sans que ses services & son exactitude à remplir ses devoirs ne lui ayent mérité des éloges & des remercimens publics de tout le corps du Magistrat. (N° VII. bis)
Au reste comme ce ne sont point des vraisemblances, mais des faits qui doivent servir de fondement à une accusation, ce n’est point non plus sur des vraisemblances, mais sur des faits qu’un accusé doit fonder sa justification : je me propose (p 27) donc ici de répondre directement aux chefs de plainte qui ont été formés contre mon Père & contre moi. Mais avant que d’entrer dans le détail d’une défense qui nous est commune, il est indispensable d’expliquer quelle est l’origine & quels ont été les motifs secrets du procès criminel qu’on nous a suscité. Je ne sçaurois non plus me dispenser de faire connoître quels étranges moyens on a cru pouvoir se permettre d’employer pour se procurer des preuves de tous les crimes imaginaires qu’on nous a supposés : au reste, que personne ne soit effrayé du plan que je parois ici annoncer. Je préviens tous ceux qui peuvent être personnellement intéressés dans cette partie historique de notre justification, que je ne la toucherai qu’avec une extrême circonspection & sans nommer ceux de qui les noms & les places peuvent demander (p. 28) des égards dont je me croirois avec raison dispensé, si je ne considérois que leurs personnes ; mais si je leur épargne la honte d’être démasqués aux yeux du public, je ne peux dérober ni leurs noms ni leur conduite aux regards de la Justice, qui ne sçauroit me juger sans les juger eux-mêmes.
Je ne leur cache donc point qu’avec le secours des piéces que j’ai jointes au procès, ils seront connus de mes Juges, comme de moi-même, c’est-à-dire d’une manière peu honorable & peu satisfaisante pour eux.
Pour fixer précisément l’époque des troubles qui ont occasionné nos malheurs, je dois remonter jusqu’à l’année 1740. ce fut le tems où mon Père commença. d’éprouver qu’en faisant son devoir, on ne pouvoit guères se promettre de ne pas s’attirer des ennemis. Jusques-là sa (p. 29) Préture avoit été fort paisible, un voyage qu’il fit alors à Paris, donna lieu à quelques esprits turbulens & inquiets de profiter de son absence pour soulever la discorde dans le Magistrat ; ce fut singulièrement dans la Chambre de MM. les XV. que le trouble commença.
Le projet des factieux étoit de changer toute la forme de l’ancien Gouvernement, & surtout de détruire ou du moins d’affoiblir, s’ils ne pouvoient faire mieux, l’autorité confiée par S. M. au Préteur Royal dans la Ville de Strasbourg. Ce projet fut inspiré par un des Membres du Magistrat qui ne cherchoit dans cette entreprise qu’à satisfaire les mouvemens d’un ressentiment particulier, & à exercer contre mon Père une vengeance dont tout le Corps du Magistrat auroit dû partager avec lui les effets, si les passions pouvoient agir d’une (p. 30) manière raisonnable & conséquente. Voici en effet quel étoit le principe de la haine qu’il avoit conçue contre mon Père. Peu exact à remplir les devoirs de son état, & ne recevant d’ailleurs qu’avec mépris les petites remontrances que mon Père lui avoit faites plusieurs fois en secret, cet homme étoit enfin devenu l’objet public des plaintes du Magistrat, sa hauteur, ses dédains & son opiniâtreté avoient même été si loin qu’ayant manqué essentiellement à M. le Maréchal du Bourg, il avoit essuyé par un ordre exprès du Roi la réprimande la plus sévère, comme il est prouvé par une lettre de M. d’Angervilliers jointe au procès. (N° VIII)
Ce fut donc ce même homme qui regardant mon Père comme l’auteur de la mortification qu’il s’étoit lui-même attirée, répandit en 1740. les premières semences (p. 31) de trouble & de division dans le Magistrat, & il fut malheureusement secondé par deux personnes d’un rang distingué, qui sembloient ne pouvoir s’intéresser médiocrement à la destruction, ou du moins à la diminution d’une autorité qu’elles paroissoient regarder comme rivale de celle qui leur étoit confiée, ce que je dis ici est prouvé par des lettres non suspectes écrites dans ces tems-là méme. Elles sont jointes au procès. (N° IX)
Mon Père qui en partant de Strasbourg en 1740. avoit laissé le Magistrat dans un calme qui ne le ménaçoit d’aucune révolution, fut donc sort étonné lorsqu’à Paris il apprit par une lettre du 9. Mai 1740. (N° X) les entreprises de la cabale qui venoit de se former ; ce fut un des Membres même de la Chambre (p. 32) des XV. qui se crut obligé de lui donner avis de ce qui se passoit alors au grand scandale de toute la Ville. Pour donner une idée de l’état où étoient les choses, je me contenterai de rapporter ici une lettre du treize Juin 1740. qui fut alors écrite à mon Père par un des plus vertueux Membres du Magistrat. La voici.

M.
« La discorde, les vexations, la partialité & l’injustice sont les fruits du nouveau système d’œconomie ; à l’ombre de ce spécieux prétexte, une partie du Magistrat se porte à des excès affreux, l’on n’a tâche que de dire & faire du mal. L’on n’épargne plus personne, & l’on s’apperçoit qu’ils attaquent les Catholiques par préference ; vous etes sans doute (p. 33) instruit des motifs & des moyens dont les adversaires se sont servis pour placer M. ** La partie saine du Magistrat a eu honte de voir ses confrères aller solliciter les voix des XIII. & des XXI. & même les suffrages des Conseillers. Les honnêtes gens sont à présent en butte aux esprits cabalistiques, de manière qu’il est à craindre que quelques-uns ne se croyent obligés de les suivre pour être à l’abri de leurs insultes. Déjà plusieurs sont sur le point, de se retirer, & l’on croit que M. ** est prêt à prendre ce parti. Au nom de Dieu, M. venez rendre la paix à Strasbourg où votre présence est si nécessaire ; l’on voit ce que peut être une Communauté sans chef, & qui veut se conduire par elle-même. Un bâtiment sans gouvernail a ceci de plus avantageux, que la (p. 34) passion ne se mêle point dans ses embarras. Plutôt vous serez de retour ici, M. & moins vous y trouverez de confusion & de desordre. J’ai l’honneur d’être, &c. » Cette lettre duement signée est jointe au procès. (N° XI)

Cet avis étoit trop pressant pour que mon Père pût différer de se rendre à Strasbourg; Il fut donc obligé d’abandonner les affaires de la Ville qui l’avoient jusqu’alors retenu à la Cour, & il arriva à Strasbourg, où il fut encore plus particulièrement instruit de toutes les démarches & de tous les projets de la cabale ; il commença par dissimuler les sujets de plainte qu’il avoit contre les factieux, & comme ils couvroient leurs mauvaises intentions du spécieux prétexte d’une réformation nécessaire dans (p. 35) l’administration des revenus de la Ville, il crut que pour les confondre, il n’avoit rien de mieux à faire, que de se prêter à ces projets de réformation.
Dans cette vue il examina par lui-même toute la forme de l’administration, il s’instruisit à fonds de toutes les parties par des extraits qu’il prit de tous les Régitres, par des états qu’il fit dresser de tous les revenus de la Ville, & par les résultats des comptes qu’il se fit représenter. Lorsqu’il se fut muni de toutes ces instructions, il déclara au Magistrat assemblé qu’il sentoit comme eux la nécessité d’établir un meilleur ordre dans l’œconomíe des revenus de la Ville ; qu’à la vérité on avoit fait en son absence quelques nouveaux Réglemens qui paroissoient avoir cet objet ; qu’en cela il ne pouvoit que louer le zèle du Magistrat ; mais qu’il étoit en (p. 36) état de leur démontrer l’insuffisance de ces Réglemens & la nécessité de porter ses attentions beaucoup plus loin. Il leur fit en effet toucher au doigt les véritables sources des abus, & leur indiqua les moyens les plus simples les plus surs d’y remédier promptement. Il fit plus, car il leur donna à lire un modèle de recette & de dépense des revenus de la Ville qu’il avoit dressé lui-même, avec des modèles des Régîtres qu’on devoit tenir, & des formules de quittances propres à prévenir toute confusion, & il leur laissa tout son plan par écrit.
Ses observations parurent si sensées & ses raisons si sévidentes, que l’Avocat consultant de la Ville, qui fait dans cette Compagnie les fonctions d’Avocat Général, ne put s’empêcher de conclure pour l’exécution du projet de mon Père, en ajoutant « Que M. le Préteur (p. 37) Royal venoit de donner par ce projet une nouvelle preuve de son zèle pour le bien public, qui méritoit à juste titre des actions de graces. » Mon Père demanda ensuite que ce projet fût avant toutes choses communiqué à la Chambre d’œconomie avec les pièces qui y étoient attachées, & qu’on nommât six Députés pour l’examiner conjointement avec les Magistrats de cette Chambre & c’est ce qui fut arrêté d’une voix unanime. Tout ce que je rapporte ici, est tiré du Régître de la Chambre des XXI. sous la date du 24. Décembre 1740. & cet extrait est joint au procès. (N° XII)
Comme le projet de mon Père ne tendoit réellement qu’au bien de la Ville, & qu’au fonds ce n’étoit pas là ce que les factieux se proposoient, ils firent si bien qu’on en différa, & qu’ensuite on en négligea (p. 38) l’execution sous differens prétextes ; mais ce qui contribua le plus à faire perdre de vue les arrangemens proposés & déja adoptés par la Chambre des XXI. fut une autre affaire qui devint elle-même le germe d’une nouvelle division dans le Magistrat, c’est l’affaire des Bouchers & du magasin à suif : les troubles qu’elle a excités, la passion que quelques Membres du Magistrat y mirent alors, & les ordres que la Cour donna à ce sujet, ont trop influé sur l’affaire présente, pour que je puisse me dispenser d’en rappeller ici les principales circonstances. On verra dans la suite le rapport qu’elles ont au malheureux procès dont mon Père vient d’être la victime.
Les bestiaux & conséquemment les suifs étant beaucoup plus rares & plus chers de l’autre côté du Rhin, qu’ils ne le sont en France, (p. 39) les Bouchers de Strasbourg ont toujours trouvé un bénéfice considérable à faire passer leurs suifs chez l’Etranger ; de là il est aisé de conclure que l’avidité du gain auroit souvent mis les Bouchers dans le cas de faire manquer la Ville de suif & de chandelles, si l’on n’avoit pas pris la précaution d’empêcher l’exportation de cette sorte de marchandise, ou du moins de prévenir les abus qui en pouvoient résulter.
Dans cette vue le Magistrat de Strasbourg avoit anciennement interdit aux Bouchers le commerce extérieur des suifs & des chandelles, il leur étoit enjoint de porter tous leurs suifs dans un magasin public, où ils étoient achetés & payés comptant par la Ville au profit de laquelle ces suifs se vendoient aux Chandeliers ; il étoit de même défendu à ces derniers de vendre la chandelle chez l’Etranger sans une permission du Magistrat.
(p. 40) Ce Réglement quoique fort sage avoit été changé en 1684. les Bouchers avoient obtenu, moyennant un droit qu’ils payoient à la Ville, la liberté de disposer de leurs suifs, du moins dans l’enceinte de la Ville, ainsi ils le vendoient eux-mêmes aux Chandeliers suivant la taxe qui en étoit faite par le Magistrat à tant le quintal ; on leur avoit seulement imposé la loi de livrer une certaine quantité de suifs à une manufacture de la Ville qu’on nomme la Maison de force. Ce changement donna lieu à des abus, & introduisit entre les Chandeliers & les Bouchers un monopole qui occasionna des plaintes fréquentes, & même la disette & la cherté de la chandelle. Voici comment s’exerçoit ce monopole.
Les Bouchers engagés à la livraison d’une certaine quantité de suifs qui devoit être déposée dans la Maison de force, ne remplirent que fort (p. 41) imparfaitement cet engagement, ensorte que cette manufacture manquoit : obligés de vendre leurs suifs aux Chandeliers de la Ville suivant la taxe, ils remplissoient à la vérité ces conditions du Réglement, mais ils en blessoient sensiblement l’esprit par un pacte fait entre eux & quelques Chandeliers, par lequel ceux-ci se chargeoient de prendre tous les suifs des Bouchers, qui de leur côté s’obligeoient de n’en livrer qu’à eux seuls : moyennant ce traité il n’y avoit que quatre ou cinq gros Marchands Chandeliers qui fissent le commerce de la chandelle & du savon, les autres demeuroient dans l’oisiveté & dans la misère ; quand l’argent à la main ils demandoient du suif aux Bouchers, on leur répondoit toujours qu’ils venoient trop tard, que tout étoit vendu. A ce double inconvénient il s’en (p. 42) joignoit encore un autre non moins considérable, c’étoit la disette & la cherté de la chandelle dont le Peuple & la Garnison se plaignoient également ; les Marchands Chandeliers crioient hautement de leur côté contre un monopole qui les faisoient mourir de faim.
Toutes ces plaintes vinrent, comme on le peut croire, aux oreilles de mon Père qui chargea les Directeurs de la Maison de force d’examiner cette affaire, & d’en rendre compte au Magistrat, afin qu’on prît en connoissance de cause les mesures convenables pour remédier à ces abus. L’affaire fut donc portée à la Chambre des XV. sur la Requête des Directeurs de la Maison de force, & sur celles des Marchands Chandeliers qui demandoient tous le rétablissement de l’ancien magasin à suif ; les Bouchers de leur côté s’y opposoient de (p. 43) toutes leurs forces, mais malgré leur opposition le magasin à suif fut rétabli, & la direction en fut confiée à la Maison de force par un Réglement qui fut signifié à la Tribu des Bouchers, avec injonction de s’y conformer sous peine d’amende & de confiscation des suifs qui se trouveroient en contravention. Les Bouchers en conséquence furent déchargés du droit d’accis qu’ils payoient à la Ville.
Ce Réglement éprouva de la part des Bouchers la résistance la plus opiniâtre, & ce qu’il y eut de fâcheux, c’est que par cette seule raison que mon Père l’avoit lui même provoqué, quelques factieux se liguèrent avec les Bouchers pour en traverser l’exécution. Les Bouchers furent donc d’abord conseillés d’en interjetter appel au Conseil Souverain d’Alsace. On ameuta ensuite plusieurs Chandeliers qui se (p. 44) liguèrent avec les Bouchers contre ce Réglement qu’ils avoient eux mêmes sollicité, & qui leur étoit en effet si avantageux. Mon Père fit alors sentir combien l’appel des Bouchers & des Chandeliers étoit méprisable, surtout dans une affaire de Police, où suivant la Capitulation le Magistrat de Strasbourg est Juge souverain & en dernier ressort, & en conséquence il opina pour la confirmation du Réglement, dont en effet l’exécution fut ordonnée par un Jugement rendu à la pluralité des voix.
Mais malgré cett’e confirmation le Réglement ne fut point exécuté, graces à la cabale qui favorisoit la mutinerie des Bouchers ; en sorte que pendant toute l’année 1740. on éprouva à Strasbourg une disette de chandelles dont le Public & entre autres la, Garnison souffrirent beaucoup. M. de Breteuil en (p. 45) écrivit à mon Père. M. le Maréchal du Bourg Gouverneur de la Ville, 8 M. l’Intendant s’en plaignirent, en sorte que mon Père fut alors obligé d’instruire ces Messieurs de tout ce qui se passoit. Cela attira quelques reprimandes aux factieux qui n’en devinrent que plus ennemis de mon Père ; mais comme leur animosité ne devoit pas l’empêcher de faire son devoir, il remit au mois de Décembre 1740. l’affaire du magasin à suif sur le tapis.
L’utilité de cet établissement fut amplement vérifiée & reconnue, & sans rien changer au fond du Réglement, il fut arrété par un Jugement du 29. Décembre 1740. qu’attendu le bénéfice évident qu’y trouveroit la Ville, il seroit exécuté à son profit. Mais ce qui mérite d’être observé, c’est qu’un des principaux Membres du Magistrat n’ayant pu disconvenir lui-même de la nécessité (p. 46) de cet établissement, n’en voulut consentir l’exécution, que sous la condition expresse que le Magistrat ne seroit responsable d’aucun événement ; & que si les Bouchers s’opiniâtroient dans leur résistance, le Magistrat qui avoit approuvé, rendu & confirmé le Réglement, ne s’en mêleroit point, & que mon Père resteroit seul & personnellement chargé de toute la suite de cette affaire qu’il prendroit à ses risques.
Cette ridicule condition se trouve inscrite sur les Régîtres de la Chambre des XV. dont je rapporte l’extrait. Après tant d’examens, d’approbations & de confirmations, il sembloit que le Réglement alloit être exécuté ; cependant comme les mutins se sentoient appuyés par quelques Membres du Magistrat qui les exhortoient à tenir bon, ils resistèrent ouvertement. Le (p. 47) Receveur établi par la Ville en porta ses plaintes au Magistrat ; en conséquence on décreta un grand nombre de Bouchers d’assgnés pour être ouis, ils comparurent pour déclarer ínsolemment à la face de la Justice qu’ils n’avoient nulle envie d’obéir. On ordonna que faute par eux de porter dans le jour même leurs suifs au magasin, ces suifs demeureroient confisqués & eux condamnés en 300. livres d’amende chacun. Ces condamnations qui sont du 4. Janvier 1741. étant encore demeurées sans effet, parce que l’Huissier ne trouva aucuns Valets de Ville qui voulussent lui prêter la main pour les mettre à exécution ; on ordonna sur son rapport que l’Ammeistre régent lui fourniroit dans le jour un nombre suffisant de Valets de Ville, & qu’en cas de rebellion les mutins seroient arrêtés par la première garde en vertu d’un Ordre de (p. 48) M. de Trelan Lieutenant de Roi : j’ai joint au procès tous ces Jugemens.
Tout cela ne fut point encore exécuté, parce que la tribu des Bouchers avoit dans le Corps même du Magistrat des protecteurs, qui en secret empêchoient l’exécution des Jugemens qu’ils rendoient contre elle en public, & qui favorisoient ainsi la désobéissance & la révolte d’une Communauté fort dangereuse. Le prétexte dont on se servit pour surseoir l’exécution de ces Jugemens, fut que les Bouchers avoient fait signifier au Greffe de la Chambre des XV. des protestations & un acte d’appel, comme si des procédures de cette espèce pouvoient suspendre l’exécution des Jugemens de Police, sur-tout dans les circonstances où l’on se trouvoit.
Ce fut aussi ce que mon Père représenta ; mais deux des principaux Membres de la Chambre, & des plus (p. 49) zélés protecteurs des Bouchers déclarerent qu’ils étoient d’avis que la Chambre ne se mêlât point de cette affaire, & qu’on laissât à mon Père le soin de s’en tirer comme il pourroit. Ils firent même sur cela des protestations précises, & ils eurent l’imbécillité d’exiger qu’il en fût fait mention sur le Régître, où. ces protestations insensées sont en effet insérées. Cependant l’avis de mon Père fut suivi par le plus grand nombre, & il fut ordonné le 7. Janvier 1741. qu’il seroit passé outre à l’exécution des précédens Jugemens. Tous ces faits sont prouvés par des pièces jointes au procès. (N° XIII)
Enfin cette dernière Sentence fut exécutée, & les suifs furent saisis & déposés au magasin de la Ville. Les Bouchers tinrent alors dans le public les discours les plus séditieux. Tout ne respira que révolte, & à (p. 50) les entendre, il falloit nécessairement répandre du sang pour finir cette affaire. lls menacerent même de tuer mon Père, & ses amis alarmés lui endonnèrent avis par plusieurs lettres. N° XIV)
Il méprisa toutes ces rumeurs, persuadé que s’il survenoit quelque émeute, les troupes de la Garnison l’auroient bientôt appaisée. Mais au lieu de ces voies violentes, voici ce qu’imaginerent les protecteurs des Bouchers.
Ils engagerent trois des plus insolens & des plus mutins de cette Tribu à présenter un Placet au Gouverneur de Strasbourg, pour obtenir par son autorité la restitution de leurs suifs. Ils firent plus, ils dresserent eux-mêmes ce Placet dans les termes les plus injurieux à l’honneur du Magistrat dont ils étoient Membres, & ils promirent (p. 51) de l’appuyer. C’est ainsi qu’aveuglés par la passion, ils sacrifioient au seul plaisir de traverser mon Père, les intérêts des Citoyens, les priviléges de la Ville, les droits de leur jurisdiction & l’honneur de leur Compagnie, en s’employant lâchement à la destruction d’un Jugement qu’ils avoient eux-mêmes rendu, & dont ils reconnoissoient la justice. Je supplie tout lecteur raisonnable de juger par ce seul trait de quels excès ne sont pas capables des hommes de ce caractère.
Quoiqu’il en soit, ce Placet fut renvoyé à mon Pere par M. le Gouverneur qui chargea son Sécretaire de lui écrire un mot. Mon Père fut indigné du style de ce libelle, mais persuadé que la Compagnie n’en seroit pas moins offensée que lui, il se contenta de le remettre à l’Ammeistre Régent afin qu’il en rendît compte à MM. du Magistrat ; (. 52) il alla voir ensuite M. le Gouverneur à qui il fit sentir combien les trois mutins qui avoient signé un Placet si insolent, & même si séditieux, méritoient peu sa protection. M. le Gouverneur à qui mon Père expliqua ce dont il s’agissoit, parut en effet condamner lui-même leur opiniatreté & leur desobéissance L’Ammeistre Régent de son côté crut devoir remettre ce Placet au Procureur Fiscal, afin qu’il prît des conclusions. Celui-ci conclut au décret de prise de corps, & conformément à son réquisitoire les trois Bouchers furent décretés par le Sénat. On en mit deux en prison, & le troisième s’évada.
Mon Père étoit alors absent, le jour même du décret il étoit parti pour Colmar, où quelques affaires l’appelloient ; dès qu’on le vit éloigné on alla au plus vite instruire M, le Gouverneur de cette exécution, (p. 53) & l’on eut grand soin de la lui faire envisager comme un attentat à son autorité. On lui dit que les Bouchers s’étant mis sous sa protection, ayant eu recours à sa justice, & l’ayant saisi de la connoissance de l’affaire par le Placet qu’ils lui avoient adressé, personne ne pouvoit plus sans témérité en connoître, M. le Gouverneur peu instruit des principes de la compétence des Jurisdictions, se trouva vivement offensé.
Les premiers coups de sa colére tomberent sur le Procureur Fiscal, qu’il envoya chercher pour lui demander raison de la prétendue insulte qu’on venoit de lui faire. Cet Officier qui ne devinoit pas ce que M. le Gouverneur pouvoit avoir à lui dire, se rendit sur le champ à ses ordres, & il fut étrangement surpris lorsqu’en l’abordant fort respectueusement il vit qu’il n’avoit été (p. 54) mandé au Gouvernement que pour y recevoir en présence de plusieurs personnes la réprimande la plus vive & la plus amère. Inutilement voulut-il justifier sa conduite par la nécessité des fonctions de son ministère, il ne fut point écouté, on lui ferma la bouche en le menaçant de le faire mettre au cachot, & de le faire chasser de sa place. Alors la frayeur s’étant emparée de lui, il chercha humblement à s’excuser en alléguant les ordres de l’Ammeistre Régent, cette excuse détourna l’orage sur l’Ammeistre Régent, qui fut mandé sur le champ, & qui ne fut pas traité moins militairement. En un mot M. le Gouverneur lui ordonna de relâcher sur l’heure même les Bouchers emprisonnés, & comme il représenta qu’ayant été décretés & emprisonnés par un Jugement du Sénat assemblé, il n’étoit pas en son pouvoir de les élargir, (p. 55) M. le Gouverneur insista avec vivacité, en lui disant, Je vous ordonne pour la seconde fois de les élargir. Je prends tout sur moi, & j’en rendrai compte à la Cour. Il ajouta : Vous voyez là ce Garde (c’étoit un des Gardes du Gouvernement que M, le Gouverneur avoit fait entrer lors que l’Ammeistre Régent parut) il vous accompagnera, & ne reviendra à mon Hôtel que lorsqu’il aura vu les Bouchers en liberté.
Après cette scène désagréable, l’Ammeistre Régent se retira escorté par le Garde qui le conduisit jusques chez lui suivant ses ordres. Pour se débarrasser d’une compagnie si incommode, ce Magistrat fut obligé d’envoyer chercher un valet de Ville qu’il chargea de conduire ce Garde aux Prisons, & de dire au Geolier que M. le Gouverneur lui ordonnoit de mettre les Bouchers en liberté ; cela fut en effet exécuté, & les (p. 56) prisonniers sortiront triomphans en se mocquant du Sénat & en chantant les louanges de leur Libérateur à qui ils allerent rendre leurs actions de graces. Tous ces faits sont prouvés par des pièces originales qui sont jointes au procès. (N° XV)
Chacun peut aisément s’imaginer le scandale que causa dans la Ville une expédition de cette nature, & les impressions qu’elle fit sur l’esprit du Peuple naturellement enclin à secouer le joug de toute autorité qui le contient dans le devoir ; mais ce qui paroîtra sans doute inconcevable, c’est que ce soient des Magistrats qui par méchanceté & par un esprit de cabale ayent eux-mêmes excité le Gouverneur de la Ville à faire une injure si mortifiante à leur Compagnie ; mais je dois laisser les réflexions au Lecteur & me contenter de lui exposer la suite de ces faits singuliers.
Je viens de dire que M. le Gouverneur avoir déclaré qu’il prenoit tous les événemens sur lui, & qu’il se chargeoít de rendre compte de tout à la Cour.
J’ignore les démarches qui furent faites à cette occasion ; mais ce que je sçais très-certainement & ce que je prouve par des pièces non suspectes, c’est que mon Père fut accusé auprès du Ministre d’être la principale cause du mépris que le Magistrat avoit fait de l’autorité de M. le Gouverneur.
Pour prouver cette accusation, les honnêtes gens qui l’avoient suggerée n’oublierent rien pour persuader au Ministre que mon Père avoit pris adroitement à M. le Gouverneur une copie du Placet des Bouchers pour la faire passer au Magistrat, & pour engager par là le Sénat à se venger par l’emprisonnement des Bouchers.
Je ne sçais trop quel expédient ils (p. 58) imaginerent pour hasarder en sureté une accusation si inconsidérée. Quoiqu’il en soit, mon Père s’en justifia sans beaucoup de peine, soit auprès du Magistrat à qui il avoit remis le Placet même que M. le Gouverneur lui avoit envoyé, soit auprès du Ministre à qui il envoya la Lettre que M. le Gouverneur lui avoit fait écrire par son Secretaire ; ces deux pièces ne souffroient point de réplique.
Cette affaire, comme on le voit, étoit devenue assez intéressante pour que mon Père en rendît un compte exact à la Cour, c’est ce qu’il fit par une lettre qu’il écrivit à M. de Breteuil le 16. Mars 1741. & qui est jointe au procès. (N° XVI)
Je suis bien fâché de ne pouvoir pas faire imprimer cette Lettre à la suite de mon Mémoire, elle contient: bien des faits également propres à (p. 59) intéresser la curiosité du Public, & à confondre les ennemis de mon Père. J’ose dire qu’on y remarque à chaque ligne ce caractère de franchise & de fermeté d’un homme qui dit tout & qui ne craint rien ; mais c’est précisément parce qu’elle dit tout, que je me crois obligé de la renfermer dans le secret de la procédure & de la réserver aux yeux seuls de mes Juges. Telle est l’inégalité cruelle du combat dans le quel l’honneur m’engage aujour d’hui ; attaqué par des ennemis de toute espèce, qui ont déchiré à la Cour & à la Ville la réputation de mon Père & la mienne, je suis forcé de ménager la leur, & réduit à craindre, je ne dis pas seulement de les démasquer, mais même de les nommer. Au reste je m’en console, quand je considère que le Public en verra encore assez pour deviner ce que je n’ose lui dire, ou (p. 60) du moins pour se convaincre que nous sommes les victimes innocentes de l’envie, de la jalousie & de l’ambition. Mais je reviens à l’affaire des Bouchers.
Le Magistrat en porta ses plaintes à M. le Marquis de Breteuil par une lettre du 16. Mars 1741. en lui en voyant une copie du Placet, & une du réquisitoire fait par le Procureur Fiscal, cette lettre est jointe au procès ; (N° XVII) mais dès qu’on vit que le Magistrat en corps & mon Père avoient chacun de leur côté écrit à la Cour, la cabale résolut d’y écrire aussi, & d’y envoyer une députation de la Tribu des Bouchers, avec un Mémoire qui fut appuyé par les lettres & par les certificats de tous les protecteurs de la cabale : ce Mémoire n’étoit qu’un tissu de mensonges & de calomnies, & une satyre sanglante de toute la conduite de (p. 61) mon Père & de celle des Magistrats qui avoient le malheur de penser comme lui ; mon Père ne crut pas que ce libelle & cette députation méritassent qu’il fît aucune démarche, il s’en tint à la lettre qu’il avoit écrite le 16. Mars, & méprisa ce nouvel outrage. Le Magistrat au contraire se sentit obligé d’instruire le Ministre par un Mémoire qu’il lui envoya le 27. du même mois de Mars. (N° XVII)
Enfin sur toutes ces lettres & sur ces Mémoires respectifs M. le Marquis de Breteuil fit le 4. Mai 1741. (N° XVII) une réponse au Magistrat par laquelle il lui marquoit que sur le compte qu’il avoit rendu au Roi de tout ce qui s’étoit passé à Strasbourg, S. M. étoit fort mécontente des divisions qui régnoient dans le Magistrat, & il menaça. d’interdiction & (p. 62) même de peines plus sévères tous les factieux qui oseroient faire des cabales, & s’élever contre ce qui seroit décidé dans la Compagnie à la pluralité des voix sur quelque matière que ce fût.
A l’égard du magasin à suif, il déclara que l’intention de S. M. étoit que cet établissement subsistât & que le Réglement fait sur cet objet par le Magistrat fût exécuté ; au surplus il exhortoit ces MM. en corps & en particulier à s’employer en vrais Citoyens à faire cesser tout esprit de parti, & à rétablir entre eux l’union & la bonne intelligence si nécessaire au bien de la Ville, à leurs propres intérêts & au service de S. M.
Mais en rapportant ici fidèlement la substance de cette lettre qui est jointe au procès, je ne dois pas omettre un article qu’elle contient, & qui y est exprimé en ces termes. (p. 63) « Comme la despoticité que quelques uns de vos Membres ont imputé au Préteur Royal dans le choix des Sujets qui se présentent aux places vacantes, est un des principaux griefs qui ont occasionné vos divisions, le Roi souhaite que vous lui proposiez les moyens les plus convenables pour assurer de plus en plus la liberté des élections, & le choix des meilleurs sujets, &c. »
On voit par ce passage de la lettre du Ministre, jusqu’à quel point les ennemis de mon Père s’étoient laissé aveugler par leur passion dans les libelles calomnieux qu’ils avoient envoyés à la Cour. Car enfin cette prétendue despoticité qu’ils supposoient que mon Père exerçoit dans les élections, est la chimère la plus absurde qu’on ait jamais pu imaginer, puisqu’il est vrai que ce reproche tombe sur un fait absolument impossible.
(p. 66) En effet il suffit de connoître la constitution & les statuts du Magistrat de Strasbourg, les fonctions & les droits attribués à la place de Préteur Royal, pour sçavoir qu’il n’y eut jamais de Compagnie où la liberté des suffrages fût plus entière. Tout S’y décide à la pluralité des voix qui sont au nombre de cinquante-trois, & chaque opinant est aussi maître de sa voix que de sa pensée. Jamais on n’a entendu dire dans Strasbourg que mon Père ait empêché un seul Membre du Magistrat d’opiner à son gré ; & quand mon Père auroit été assez insensé pour entreprendre de gêner cette liberté si chère a tout le Corps en général, & à chaque Membre en particulier, comment & par quelle voie auroit-il pu y réussir ? Y a-t-il un seul homme dans le Magistrat qui ne se fût, & avec raison soulevé contre une pareille tyrannie ?
Aussi dans le procès qu’on vient (p. 65) d’instruire contre lui & contre moi avec tant de recherche & d’appareil, n’a-t-il jamais été question de cette despoticité imaginaire, & c’est assurément un chef d’accusation qui n’auroit pas été oublié, s’il avoit été possible de lui donner quelque réalité, ou quelque vraisemblance. Mais écoutons sur ce reproche extravagant le Corps du Magistrat lui même : voici comme il s’expliqua dans la réponse qu’il fit au Ministre par sa lettre du 15. Mai 1741. qui est jointe au procès. (N° XVII)
« La despoticiré que quelques-uns de nos Membres ont gratuitement imputée à M. le Préteur Royal, est une chose à nous totalement inconnue. M. le Préteur n’a que sa voix, elle n’est pas plus comptée que celle du dernier Conseiller du Magistrat. Quand il la (p. 66) donne, il explique régulièrement les qualités requises que doit avoir celui qui doit remplir l’emploi vacant : il examine ensuite le mérite des postulans, & donne en même tems sa voix à celui qu’il trouve le plus capable, laissant à un chacun la liberté de la sienne selon sa conscience. Les Membres du Magistrat trouvant son exposé conforme à la vérité, y joignent leurs suffrages, & rendent de leur propre mouvement justice au mérite : ils sont aussi éloignés de souffrir une despoticité, qu’ils sont enclins à rendre justice à un chacun, &c. »
Enfin pour fermer sur ce point Ia bouche aux calomniateurs, je rapporte une liasse de lettres de M. le Cardinal de Fleury, de feu M. le Chancelier d’Aguesseau, de MM. d’Angervilliers, de Breteuil & d’Argenson, par lesquelles il est prouvé (p. 67) que mon Père a toujours rendu compte aux Ministres de S. M. de toutes les élections faites dans le Magistrat, & qu’elles ont toutes été approuvées par la Cour. Cette liasse de lettres des Ministres est jointe au procès. (N° XVIII)
Je demande ce que la maligníté la plus opiniâtre & la plus seconde en ressources peut repondre à des pièces de cette nature.
Mais que pourront encore me répondre les ennemis de mon Père, quand je leur reprocherai la lâcheté qu’ils ont eue de présenter successivement à M. Desnan & à M. de Clerivaux Commissaires du Roi, comme des témoins recommandables, ces mêmes Bouchers pour la condamnation desquels mon Père avoit opiné, & qui avoient poussé contre lui le ressentiment & la fureur jusqu’au point de le menacer (p. 68) de le tuer ? Je leur demande quel a pu être leur dessein, quand ils ont administré de pareils témoins ? Diront-ils qu’ils ignoroient ce qui s’étoit passé dans le Magistrat, eux qui en sont Membres, qui ont assisté à toutes les délibérations, à tous les Jugemens rendus contre les Bouchers ; eux enfin qui ont entendu ces menaces dont je parle, & qui ont sçu les complots faits contre la vie de mon Père par ces mêmes Bouchers ? Diront-ils que ce ne sont pas eux qui ont administré ces témoins ? Je ne crois pas qu’ils osassent nier ce fait, ou s’ils l’osoient, ils seroient confondus par leurs propres témoins qui l’ont avoué à la confrontation. D’ailleurs indépendamment de cet aveu qui est écrit dans la procédure, j’y ai joint des preuves écrites, qui surement souleveront l’indignation de tous mes Juges, quand ils verront qui sont ceux qui (p. 69) ont fourni des témoins dans cette malheureuse affaire contre mon Père & contre moi : quelle espèce de témoins on a administré, & comment ils ont été entendus. Mais c’est un article important dont je ne parle point encore, & que je me reserve à développer, lorsque je tendrai compte de la procédure, & j’ose dire que ce ne sera pas une des parties la moins intéressante de ma défense.
Tout ce que je crois devoir observer quant à présent, c’est que ces mêmes Bouchers décretés & emprisonnés en 1741. ont attesté par une déclaration extrajudiciaire en 1751. & ont déposé dans l’information de 1752. que mon Père les ayant fait emprisonner dans l’affaire du magasin à suif, ils avoient été obligés de lui donner soixante louis pour obtenir leur élargissement.
Or on vient de voir 1° que mon (p. 70) Père n’étoit point du nombre des Juges qui avoient prononcé le décret de prise de corps, en vertu du quel ces Bouchers avoient été em prisonnés. 2° Qu’il n’étoit pas â. Strasbourg, mais à Colmar, lorsque ce décret fut prononcé. 3° Que mon Père alors absent, n’eut ni ne put avoir aucune part à leur élargissement, qu’ils ne durent qu’à l’autorité de M. le Gouverneur, & pour l’obtention duquel conséquemment ils ne purent pas donner, comme ils l’ont dit, soixante louis à mon Père.
Je ne crois pas que trois témoins puissent être sur un même fait plus parfaitement convaincus de faux témoignage. Quelle foule de réflexions se présentent à mon esprit, quand je considère que c’est, je ne dis pas sur la déposition judiciaire, mais sur le simple certificat de gens de cette espèce, que des hommes en place, que des Magistrats sont (p. 71) arrachés du sein de leur famille livrés aux fers ? Qu’on me pardonne cette réflexion peut-être déplacée, que m’arrache la douleur, & qu’on sente combien ma situation est digne d’une pareille indulgence. Je reprens le fil des faits, que je tâcherai de ne plus rompre par de semblables interruptions.
On vient de voir dans l’affaire du magasin à suif les traverses & les dégoûts qu’essuya mon Père de la part de quelques factieux, pour avoir de concert avec le Corps du Magistrat, réprimé des abus, & formé un établissement utile, que, par l’événement, la Cour a confirmé. Voici: de nouveaux traits qui ne peindront pas moins bien le caractère de cette cabale.
Dans se tems même que le Magistrat s’occupoit, comme je viens de le dire, de l’affaire du magasin à suif, ces-mêmes factieux, dans la (p. 73) ridicule espérance de faire rétracter ce qui avoit été jugé, provoquèrent clandestinement à l’insçu de mon Père une assemblée dans la Chambre des XV. ils se flattèrent que mon Père n’étant point présent, ils par viendroient à obtenir pour leur parti la pluralité des voix ; mais ils ne réussirent pas comme ils l’avoient espéré, & mon Père instruit de cette assemblée illicite, expressément prohibée par les Ordonnances du Roi, en avertit la Cour par deux lettres qu’il écrivit, l’une à M. le Chancelier, & l’autre à M. le Marquis de Breteuil. Voici les deux réponses qu’il reçut (N° XIX) la première est de M. de Breteuil.

« J’ai reçu, M. la lettre que vous avez pris la peine de m’écrire le 5. du mois au sujet de la délibération que la Chambre des XV. avoit (p. 73) prise le 2. à votre insçu : cette démarche étant directement contraire à ce qui est porté par l’Edit de création de votre Charge, je mande au Magistrat de tenir la main à ce qu’aucun de ses Membres ne tombe à l’avenir dans une contravention aussi marquée aux Ordonnances de S. M. Je suis. &c. Signé, DE BRETEUIL. »
Voici celle de M. le Chancelier.

« M. Comme M. de Breteuil vous a écrit par ordre du Roi que S. M. avoit fort désapprouvé la conduite que les Assesseurs de la Chambre des XV. ont tenue dans l’occasion qui fait le sujet de votre lettre, je peux que vous confirmer encore la même chose, & je ne doute pas qu’après une (p. 74) décision aussi juste que respectable, tous les Membres du Magistrat de Strasbourg n’évitent avec soin de tomber dans un pareil inconvénient, & c’est à quoi vous aurez soin de tenir la main avec votre vigilance & votre sagesse ordinaires. Je suis, &c. Signé D’AGUESSEAU. »

Je n’ai point celle qui fut écrire au Magistrat par le Ministre, mais il est prouvé par les Régîtres & par une lettre que je rapporte, & qui est jointe au procès, (N° XX) qu’en conséquence des ordres du Ministre le Magistrat s’assembla, & qu’à la pluralité des voix il fut arrêté que les XV. seroient tenus de représenter non-seulement leurs Régîtres, mais encore les copies d’un Mémoire & d’une lettre qu’on apprit qu’ils avoient envoyés en Cour contre mon Père ; cela fut exécuté & il (p. 75) est prouvé que dans ces deux dernières pièces qui étoient l’ouvrage de la cabale, on trouva des termes impertínens & des faussetés affreuses ; ce sont les expressions d’une lettre qu’écrivoit alors un des principaux chefs du Magistrat, & un des plus dangereux ennemis de mon Père. Cette lettre est jointe au procès. (N° XX)
Sur cela on recueillit les voix : les partisans de la cabale furent d’avis que mon Père ayant noirci MM. de la Chambre des XV. dans l’esprit du Ministre, en lui donnant avis de l’assemblée clandestine qui leur attiroit une réprimande de la Cour, il falloit demander au Roi une commission pour faire examiner la conduite de mon Père ; cette ridicule opinion fut traitée par le Corps du Magistrat, comme elle le méritoit, & il fut décidé à la pluralité des voix, qu’on écriroit à M. le Marquis (p. 76) de Breteuil une lettre dans laquelle après avoir bien attesté la fausseté des faits imputés à mon Père, & rendu justice au zèle avec lequel il travailloit à faire exécuter les Réglemens, & à rétablir la paix & l’union dans le Corps, le Magistrat assureroit ce Ministre qu’à l’avenir on empêcheroit soigneusement qu’il ne se tînt dans aucunes Chambres de pareilles assemblées clandestines. Cette lettre fut en effet écrite, signée & envoyée à la Cour par le Corps du Magistrat, voyez dans les pièces jointes au procès. (N° XXI)
Tant de mauvais succès & de mortifications ne firent qu’aigrir la fureur de la cabale, qui soutenue par deux puissans protecteurs que je n’ai garde de nommer, dépécha deux jours après le départ de cette lettre un Courier à la Cour pour demander qu’il plût au Roi de nommer un ou (p. 77) plusieurs Commissaires, qui se transporteroient à Strasbourg pour terminer les différents qui occasionnoient les divisions du Magistrat. La cabale n’insistoit sur la demande de cette commission, que parce qu’elle sentoit bien à qui elle seroit adressée, si le Roi se déterminoit à l’accorder. Elle comptoit donc & avec grande raison, que par là elle parviendroit à livrer mon Père à la discretion de ceux qui lui en vouloient le plus. Mais cet artifice ne réussit pas alors ; ainsi on imagina un autre expédient pour tâcher de mortifier mon Père.
Les mêmes factieux qui venoient d’être reprimandés pour avoir convoqué une assemblée clandestine à son insçu, résolurent d’en convoquer une seconde, & de lui en donner seulement avis, sans lui expliquer quel étoit l’objet de cette assemblée extraordinaire qu’ils jugeoient nécessaire. Ces MM. envoyerent donc (p. 78) à mon Père le Secretaire de la Chambre pour l’avertir séchement qu’il y auroit le vendredi suivant une assemblée. Mon Père demanda à ce Secretaire de quoi il étoit question, & quelle étoit la matière importante qui exigeoit une assemblée extraordinaire. Ce Secretaire lui ayant répondu qu’il l’ignoroit, mon Père qui sentit bien qu’on ne cherchoit qu’à anéantir les droits de sa charge, & à éluder les ordres de la Cour, lui ordonna de déclarer à ces MM. qu’il s’opposoit à l’assemblée projettée, & qu’il continueroit de s’y opposer jusqu’à ce qu’il fût instruit du sujet qui devoir s’y traiter. Sur cela de nouvelles lettres & de nouveaux mémoires furent envoyés à la Cour de part & d’autre. (N° XXII)
On imaginera aisément que des gens capables de former de pareilles (p. 79) ligues & de se roidir sans cesse contre toutes les décisions de leur Compagnie, etoient d’ailleurs peu attentifs & peu exacts à remplir les fonctions de leur ministère. Ces MM. surtout depuis l’époque des divisions qu’ils avoient fait naître, prenoient assez fréquemment la liberté de s’absenter du Magistrat, en sorte que plusieurs d’entre eux n’y paroissoient que lorsqu’il étoit question d’exciter quelque nouveau trouble. Comme ces absences accabloient d’ouvrage ceux qui restoient, & que d’ailleurs elles sont très-expressément défendues par les Statuts, & même par les Réglemens de la Cour, mon Père s’en plaignit à M. le Marquis de Breteuil & à M le Chancelier par des lettres que je rapporte (N° XXIII) & ces plaintes attiroient à ces MM. de nouvelles réprimandes de la Cour. Un des principaux d’entre (p. 80) eux en fut si piqué, qu’en pleine assemblée â l’occasion d’une élection, il fit éclater son ressentiment d’une manière également injurieuse à mon Père & à tout le Corps du Magistrat.
Cet emportement méritoit une correction suivant les Statuts, MM. de la Chambre des XV. en leur qualité de Censeurs des mœurs du Magistrat rendirent contre ce brouillon une Sentence qui le condamnoit à retracter les termes injurieux qu’il avoit proférés, & à en demander pardon, avec défenses à lui de se présenter aux assemblées du Magistrat jusqu’à ce qu’il eût exécuté ce jugement.
Le Magistrat de Strasbourg étant Juge souverain de la Police de son Corps, & cette Jurisdiction ayant été confirmée par S. M. il falloit de toute nécessité se soumettre a ce jugement. Mais le condamné soutenu (p. 81) par la cabale, aima mieux faire une nouvelle insulte à la Compagnie, en interjettant appel de son jugement au Conseil souverain d’Alsace, & en venant prendre seance dans l’assemblée du Magistrat à son ordinaire. Ce procédé insolent ayant soulevé les Collèges du Magistrat. qui se trouvèrent alors assemblés dans la Chambre des XXI. l’assemblée fut rompue, & il fut arrêté qu’on en rendroit compte au Ministre ; c’est ce qui fut fait par une Iettre de tout le Corps du Magistrat accompagnée de toutes les piéces justificatives des faits exposés dans la lettre. Cette lettre & ces piéces sont jointes au procès (N° XXIV) Mars le Magistrat ne s’en tint pas là.
Comme l’appel porté au Conseil souverain d’Alsace dans une matière qui n’étoit pas susceptible de l’appel, donnoit évidemment atteinte aux (p. 86) priviléges & à la jurisdiction du Magistrat, la Compagnie sollicita au Conseil du Roi un Arrêt d’évocation qui lui fut accordé. Mais la cabale desavoua toutes les délibérations & toutes les démarches du Corps ; elle dressa un Mémoire qu’elle envoya à M. le Chancelier & à M. le Marquis de Breteuil, & dans ce Mémoire elle déclaroit nettement qu’elle ne pouvoit approuver ce qui avoit eté décidé à la pluralité des voix ; qu’elle protestoit contre l’Arrêt d’évocation obtenu à son insçu ; enfin elle demandoit que l’appel porté au Conseil souverain d’Alsace fût suivi.
A la vue de ce Mémoire qui étoit signé de vingt-deux Membres du Magistrat, M. le Chancelier écrivit à la Compagnie, & lui marqua la surprise où étoit de voir qu’un Arrêt d’évocation demandé & sollicité par tout le Corps du Magistrat pour la conservation de sa jurisdiction (p. 83), fût desavoué & rejetté par un si grand nombre de Membres de ce méme Magistrat.
Sur cela il fut unanimement arrêté qu’on écriroit non-seulement à M. le Chancelier, mais encore à M. le Maréchal d’Asfeld, & à M. le Marquis de Breteuil, pour leur faire connoître toute la méchanceté & l’imposture de la cabale qui prenoit le parti d’un factieux justement condamné par sa Compagnie. Cela fut en effet exécuté, & le résultat fut que les auteurs du Mémoire envoyé à la Cour furent vivement réprimandés, & que celui d’entre eux qui étoit la cause & l’objet de tous ces troubles, fut en effet obligé d’exécuter le jugement prononcé contre lui par la Compagnie ; ensorte qu’il ne fut admis à reprendre séance dans les assemblées du. Magistrat, qu’après une retractation, qui fut d’autant plus publique (p. 84) qu’elle est écrite dans un Arrêt du Conseil d’Etat. Les piéces justificatives de tous ces faits sont jointes au procés. (N° XXV)
Le Ministre ayant écrit dans les termes les plus forts sur toutes ces factions, & ayant menacé d’interdiction, & même de peines beaucoup plus sevères tous ceux qui se mutineroient ainsi, & qui ne déféreroient pas aux jugemens rendus, ou aux délibérations prises à la pluralité des voix ; on vit au moins une apparence de paix regner pendant quelque tems dans le Magistrat. Mon Père fit tout ce qui dépendoit de lui par les voies de la douceur, pour rétablir l’union. Suivant les ordres de la Cour, il engagea tous les Membres du Magistrat à oublier le passé, & il fit voir lui-même en plusieurs occasions qu’il n’en conservoit ni ressentiment ni souvenir. (p. 85) Mais les sacrifices & les avances qu’il fit pour le bien de la paix, en un mot les exhortations & les exemples furent également inutiles. A mesure que le feu des esprits se ralentissoit, il se trouvoít toujours deux ou trois personnes qui avoient l’art de le rallumer. Et comme c’étoit uniquement à mon Père qu’on en vouloit, il fut bientôt exposé à de nouveaux désagrémens, la chasse en fut le sujet. Je ne sçaurois encore me dispenser de rappeller ici les tracasseries qu’elle occasionna à mon Père, parce que tous ces traits peignent le caractère de ceux qui l’ont persécuté jusqu’à sa mort.
Entre les différens domaines que possede la Ville de Strasbourg, il y a des terreins considérables qu’on appelle les lsles du Rhin. Le Magístrat a eu de tout tems le droit d’y chasser. Mais comme il est presque impossible qu’une chasse qui est (p. 86) entre les mains d’une Compagnie si nombreuse, soit bien conservée, parceque tous ayant un droit égal, chacun pour l’ordinaire en use sans règle ni mesure, il y avoit fort peu de gibier dans tous ces cantons ; d’ailleurs cette chasse étant gardée aux dépens de la Ville, ceux du Magistrat qui n’aimoient pas la chasse trouvoient mauvais qu’on employât si mal les deniers de la Ville, & ceux qui se plaisoient à cet amusement, n’épargnoient à la Ville aucune dépense, même superflue, pour la conservation de leurs plaisirs. Ces considérations déterminerent mon grand Père a proposer au Magistrat de lui abandonner la chasse, moyennant une redevance annuelle au profit de la Ville, & sous la réserve de la faculté de chasser pour tous les Membres du Magistrat. Mon grand Père exigeait seulement qu’il ne se fît (p. 87) aucunes chasses que dans les saisons convenables, & sous la direction du grand Veneur de la Ville, par là il esperoit contenir ceux qui braconnent plûtôt qu’ils ne chassent, & repeupler le pays de gibier sans priver les gens raisonnables d’un honnête amusement.
Ces propositions furent alors agréées par le Magistrat, & en conformité on passa un bail à mon grand Père, ce bail fut exécuté pendant toute sa vie, & tlorsque mon Père lui succéda dans la place de Préteur Royal, la Ville lui continua le même bail. Mais mon Père n’en jouit pas longtems sans reconnoître l’inconvénient des chasses dirigées par le grand Veneur aux dépens de la Ville. Il vit que les dépenses de ces chasses se faisant sans aucun ménagement, il en coutoit beaucoup à la Ville ; & qu’au surplus toutes les parties de chasses (p. 88) qui se faisoient n’étoient que des cohues, où il étoit impossible de prendre aucun plaisir, & des espèces de brigandages où l’on faisoit main basse sur tout ce qui se présentoit. Il fit sur cela des représentations & des offres qui furent goûtées, & qui devoient l’etre en effet. Il déclara que pour soulager la Ville, il se chargeoit de toute la dépenses des chasses, & même de la garde des forêts, à condition qu’il en auroit seul l’administration, & en réservant au surplus à tout le Magistrat la faculté d’assister à toutes les chasses qui seroient faites sous sa direction.
Ce nouvel arrangement parut contenter mon tout le monde. Les soins que prit mon Père, & les dépenses qu’il fit, eurent le plus grand succès ; tout le pays fut repcuplé, & les chasses devinrent des parties de plaisir fort agréables pour tous les (p. 89) honnêtes gens qui y étoient admis. L’intelligence que mon Père fit paroître alors pour procurer le repeuplement des plaines & des forêts, & le bon ordre qu’il faisoit observer par tout, déterminerent plusieurs Princes voisins, & entre autres le Prince de Hesse-Darmestat, & M. le Cardinal de Rohan, à lui confier la conservation de toutes leurs chasses, & tout le monde sçait combien ils eurent lieu de se louer des procédés nobles avec lesquels mon Père répondit à cette marque de confiance dont ils l’honoroient. (Voyéz les pièces N° XXV.bis)
Outre ces Isles du Rhin, il y a des cantons particuliers dépendants de la Ville & réservés pour MM. les Gouverneurs & Commandans qui y donnent des permissions aux Officiers de la Garnison. Il y a aussi de très-beaux pays de chasses dans les différens Bailliages qui sont du (p. 90) Domaine de la Ville, & ces chasses appartiennent aux Membres du Magistrat qui ont la direction de ces Bailliages.
Lorsque M. Ie Maréchal de Broglie prit possession de son Commandement à Strasbourg, quelques personnes qui cherchoient moins à lui procurer du plaisir qu’à faire de la peine à mon Père, persuadèrent à ce Seigneur d’étendre sa chasse aux dépens de celle que mon Père tenoit de la Ville. Il demanda donc au Magistrat qu’on lui abandonnât une partie des Isles du Rhin. On s’attendoit bien que mon Père ne manquerait pas de s’opposer avec chaleur à cette demande, & que sa resistance formeroit infailliblement entre M. le Maréchal & lui une brouillerie, dont on se flattoit de tirer parti. Mais mon Père dérangea toutes ces malignes espérances, lors qu’il fut question d’opiner sur la (p. 91) proposition de M. le Maréchal ; car il fut le premier à donner son avis pour qu’on lui accordât ce qu’il demandoit, & il ramena même à son Opinion plusieurs Membres du Magistrat qui pensoient différemment. Il fut donc arrêté que M. le Maréchal auroit toutes les Isles qui sont au-dessous du Pont du Rhin, & que mon Père continueroit à jouir de celles qui sont au-dessus du Pont.
Ces procédés de mon Père déconcertèrent la cabale, qui ne put faire mieux que de demander qu’il fût même dépouillé de cette partie des Ises du Rhin que la Compagnie lui conservoit, & qu’elle fût remise au Magistrat pour en jouir comme autrefois : la passion & l’injustice éclatoient si fort dans cette proposition, qu’elle fut rejettée avec une sorte d’indignation à la pluralité des voix ; mais la décision de la Compagnie n’empêcha pas un des plus (p. 92) ardens partisans de la cabale d’insister, & même de faire des protestations contre l’arrêté de la Chambre ; il fit plus, puisqu’en conséquence de ces protestations & malgré le jugement rendu, il attroupa ses amis & alla de son autorité privée prendre possession de Ia chasse réservée à mon Père. Quelques jours après, instruit d’une partie de chasse que mon Père devoit faire, il prit les devants, & avec une troupe de monde il se mit lui-même en chasse dans le canton où mon Père avoir projetté de chasser ; mon Père dissimula d’abord cette insulte, & se réduisit à faire la chasse dans un autre endroit que celui où il avoit marqué son rendez-vous : mais averti par les Gardes qu’on n’avoit fait un abbatis considérable, & qu’on n’avoít épargné ni biches ni chevrettes, il en porta ses plaintes au Magistrat qui en étoit déjà informé (p. 93) par le grand Veneur, & il eut même l’attention d’en rendre compte à M. le Maréchal de Broglie qui ne put: s’empêcher de blâmer la conduite insensée de cet étourdi.
Mais lorsque mon Père s’attendoit à voir réprimer une telle insolence, il fut extrêmement surpris de recevoir un ordre par écrit & signé de M. le Maréchal de Broglie, qui lui faisoit défense de chasser dans aucune partie des Isles du Rhin ; le prétexte ou si l’on veut le motif de ces défenses étoit la crainte que dans ces démêlés de chasse, ou l’on supposoit qu’il entroit beaucoup de chaleur de part & d’autre, il n’arrivât quelque accident, & sur ce fondement la défense étoit non-seulement pour mon Père mais encore pour son antagoniste ; ce n’étoit donc qu’une mortificartion qu’on vouíoit donner à mon Père, dans l’espérance qu’il lui échapperoit (p. 94) en quelque vivacité ou quelque imprudence, qui lui seroit une affaire sérieuse ; mais on se trompa encore dans ces conjectures : mon Pèr, respecta comme il le devoit les défenses qui lui étoient faites au nom du Roi, & il se contenta d’instruire le Ministre par un Mémoire auquel il joignit les pièces justificatives de tous les faits qu’il avançoit : la cabale en envoya de son côté, & après l’examen de ces Mémoires respectifs M. de Breteuil écrivit à mon Père: que l’intention du Roi étoit que les défenses qui lui avoient été faites par M. le Maréchal de Broglie fussent révoquées, qu’il écriroit sur cela à M. le Maréchal ; & que d’ailleurs la volonté du Roi étoit que mon Père restât en pleine possession de la chasse conformément au bail qui lui en avoit été fait par le Magistrat. Cette lettre & ces piéces sont jointes au procès (N° XXVI)
(p. 95) Desespérée de réussir si mal au près de M. de Breteuil, la cabale résolut de s’adresser à S. E. M. le Cardinal de Fleury auprès duquel elle avoit une protection particulière : elle lui envoya en effet un Memoire & une longue lettre que j’ai joints au procès ; (N° XXVII) on y voit un détail de toutes les plaintes formées contre mon Père ; il y est représenté comme un homme qui vouloit tout envahir, qui s’étoit abusivement emparé des chasses appartenantes au Corps du Magistrat, qui ecrasoit Ie Public sous le poids de sa tyrannie, qui violoit toutes les Loix, pour qui il n’y avoit rien de sacré, qui vendoit au pIus offrant tous emplois & toutes les places dépendantes du Magistrat, qui disposoit arbitrairement pour son faste & pour ses dépenses personnelles de tous les revenus de la Ville, & (p. 96) qui menaçoit du cachot tous ceux du Magistrat qui osoient réclamer l’exécution des Loix & des Réglemens. Enfin pour persuader à S. E. qu’il n’y avoit rien que de vrai dans cet affieux exposé, on offroit de lui administrer des preuves de tous les faits qu’on avançoit, & l’on déclaroit même que l’on se soumettoit à toutes les peines prononcées par les Loix contre les calomniateurs, en cas qu’on ne rapportât pas la preuve offerte devant tels Commissaires qu’il plairoit à S. E. de nommer. Ce Mémoire & cette lettre n’étoient point de ces écrits anonymes que leur seule obscurité rend méprisables, ils étoient signés de plusieurs Membres du Magistrat, qui en signèrent même un double qu’ils adresserent à M. le Marquis de Breteuil.
On conçoit bien qu’il n’étoit pas possible qu’une dénonciation sur (p. 97) des faits si graves & si précisement articulés, ne fît sur l’esprit des Ministres de fortes impressions ; en effet si d’un côté la Cour connoissant la passion & l’animosité des délateurs, sembloit pouvoir raisonnablement regarder ces plaintes comme suspectes, au moins ne pouvoit-elle d’un autre côté se persuader que des Magistrats qui n’avoient pas totalement perdu le sens, fussent capables de s’engager dans des accusations capitales contre un homme en place, s’ils n’avoient pas en main la preuve de leurs faits. La prudence exigeoit donc qu’on approfondir cette affaire. Ce fut aussi le parti que prit S. E. de concert avec M. le Marquis de Breteuil. Mais dans l’incertitude où ils étoient du sort de toutes ces accusations, dont l’événement ne pouvoit tourner qu’à la honte & à la ruîne de plusieurs familles, si l’on prenoit d’abord la voie de la (p. 98) procédure, ils crurent devoir éviter l’éclat, & s’assurer de la vérité par des moyens moins dangereux & aussi surs.
Ils chargèrent donc à Strasbourg quelques personnes de confiance, & dont la probité leur étoit particulièrement connue, de faire des informations secrettes, sur tous les faits dont je viens de parler ; cela fut en effet exécuté avec tant d’adresse, de circonspection & de mystère par ces sages agens, que dans Strasbourg personne ne se douta de leur mission, mon Père l’ignora lui-même absolument ; ensorte que la Cour se trouva exactement instruite de tout, sans qu’il en sçût rien. Mais qu’apprit-elle, & quelles furent ses découvertes ? J’avoue que mon Père ni moi n’ayant jamais vu ces informations, je ne suis point en état de détailler ce qu’elles contenoient ; mais voici tout ce que mon Père en (p. 99) découvrit dans deux conversations qu’il eut, l’une avec S. E. M. le Cardinal de Fleury, & l’autre avec M. le Marquis de Breteuil.
Après avoir rendu compte à M. le Cardinal de Fleury d’une négociation fort secrette & fort importante, dont S. E. l’avoir chargé, mon Père lui parla des divisions qui déchiroient le Magistrat, & des factions qui s’y formoient contre lui, & lorsqu’il voulut entrer dans quel que détail sur cet article, il jugea par quelques interruptions, & par les questions que lui fit M. le Cardinal de Fleury, que S. E. étoit fort instruite. Mais il le sentit encore mieux, lorsque lui parlant du produit de sa place de Préteur Royal, Elle lui insinua que la plûpart des élections & autres affaires gracieuses en augmentoient considérablement les revenus. Mon Père en étant convenu, M. le Cardinal sans (p. 100) aucune autre explication le renvoya â. M. le Marquis de Breteuil, qui devoit, lui dit-il, prendre des mesures pour faire cesser tous les troubles. Ce fut en allant chez M. le Marquis de Breteuil, qu’il apprit par une personne qui étoit alors dans les Bureaux du Ministère, qu’on avoit fait secrettement sur son compte des informations dont le résultat étoit qu’il recevoit beaucoup de présens, qu’au surplus on rendoit justice à son administration, mais qu’il avoit malheureusement affaire à des ennemis, qui quoique fort mal-honnêtes gens avoient beaucoup de crédit, & paroissoient d’ailleurs fort animés contre lui. Rien de tout cela ne surprit mon Père, si ce n’est l’article des informations : il ne concevoit pas comment on avoit pu les faire assez secrettement dans Strasbourg pour lui en dérober la connoissance.
(p. 101) Dans l’entretien qu’il eut avec M. le Marquis de Breteuil, il fut également question des présens. Mon Père en convenant qu’il en avoit toujours reçu dans la plûpart des affaires gracieuses, sans en avoir jamais exigé de qui que ce soit, soutint qu’en cela il n’avoir fait que suivre publiquement & au sçu de tout le monde, un usage établi long tems avant lui, & qu’on pouvoit même regarder comme immémorial ; qu’au surplus le Ministre devoir sçavoit mieux que personne quel usage il faisoit de ces libéralités pour l’honneur de la Ville & pour le service du Roi. Il ajouta qu’à l’égard des affaires contentieuses, il s’étoit toujours fait un devoir inviolable de ne rien recevoir, que cela étoit notoire dans Strasbourg, qu’il défioit tous ses ennemis de prouver ni même de soutenir le contraire. Mon Père voulant ensuite se (p. 102) plaindre des procédés, & faire le portrait des principaux factieux qui travailloient sans cesse à le traverser & à le diffamer, le Ministre l’interrompit, en lui disant qu’il sçavoit tout ce qui s’étoit passé, & que le premier pas qu’on eût a faire de part & d’autre pour parvenir à la paix, étoit d’oublier toutes ces querelles, & de s’occuper sérieusement des affaires de la Ville qui souffroient considérablement de toute cette mésintelligence.
M. le Marquis de Breteuil étoit en effet persuadé que la division du Magistrat n’avoit pour principe & pour appui que le ressentiment de deux particuliers qui étoient à la tête de la cabale. Il pensoit que le parti qu’ils s’étoient formé, se dissiperoit de lui-même, si l’on parvenoit à lui enlever ses chefs en les réconciliant avec mon Père. ll n’est pas douteux qu’en cela il avoit (p. 103) raison ; mais il faut convenir aussi qu’il n’étoit pas encore assez instruit pour connoître tous les obstacles qui s’opposoient aux effets salutaires de la réconciliation dont il se flatoit. Il ne sentoit pas que les deux particuliers qu’il regardoit comme les deux chefs de la cabale, & qui l’étoient en effet, n’étoient eux mêmes en cela que des espèces d’automates mûs pas des gens beaucoup plus dangereux, qui en perdant ces premiers instrumens de leur politique, étoient à portée de les remplacer par beaucoup d’autres. Enfin, comme il ne portoit pas ses vues jusques là, il ne s’appercevoit pas qu’en laissant à ces causes premières du trouble la liberté d’agir, le trouble subsisteroit. tant qu’elles continueroient leur action. Mais les personnes en place ne voyent pas toujours tout, & quelquefois même il faut qu’elles feignent de ne pas tout voir.
(p. 104) Quoiqu’il en soit, M. le Marquis de Breteuil toujours rempli de ces idées de réconciliation, les avoit apparamment transmises à M. le Marquis d’Argenson son successeur dans le Ministère, qui ne crut pouvoir faire mieux que d’engager S. E. M. le Cardinal de Rohan, & M. de la Grandville alors Intendant d’Alsace, à employer leur zèle pour étouffer toutes ces divisions. Assurément il n’étoit guères possible de choisir de plus respectables Médiateurs. Voici la lettre qu’écrivit sur cela ce Ministre à M. de la Grandville le 26. Juin 1743.

« Il y a, Monsieur, depuis longtems des discussions entre quelques Membres du Magistrat de Strasbourg, & le Préteur Royal. Sur le compte que j’en ai rendu au Roi, S. M. fatiguée de toutes ces tracasseries, veut absolument (p. 105) qu’elles finissent, & Elle a jugé que le moyen le plus sûr d’y parvenir, étoit de vous charger de concerter à ce sujet avec M. le Cardinal de Rohan qui connoit les différens intérêts de la Province, & qui réunit dans sa personne tout ce qui est propre à les concilier, & d’examiner avec lui les différens griefs qui peuvent être proposés, tant par le Magistrat en Corps ou quelques Membres particuliers, que par M. de Klinglin. S. M. n’a pas moins d’attention. que le feu Roi, à maintenir le Magistrat dans tous les droits & privilèges qui lui ont été accordés par la Capitulation de Strasbourg. Son intention est que les Statuts qui règlent sa Jurisdiction & la discipline de ceux qui composent ce Corps, soient exactement observés, qu’il ait la libre administration des revenus & de la police de la Ville, & que (p. 106) le Préteur Royal conserve toute l’autorité que la création de sa charge lui donne, pour veiller à ce qui peut intéresser le service du Roi & l’ordre public dans les délibérations des différentes Chambres, sans cependant pouvoir l’étendre jusqu’à gêner la liberté des suffrages ; il est instruit en particulier de ce que S. M. désire de lui, & Elle est persuadée qu’il concourra en tout ce qui dépendra de lui au succès des vues qu’Elle se propose. Voilà en général ce que S. M. m’ordonne de vous dire. Vous voyez qu’il s’agit de rétablir le calme dans un Magistrat divisé, & d’engager les différens partis à se contenir dans la règle qu’exige le service du Roi, le bien public, & l’ordre qui: doit régner dans une Compagnie aussi nombreuse. C’est a vous de voir avec M. le Cardinal de (p. 107) Rohan les moyens les plus propres à y rétablir l’esprit de conciliation, & S. M. vous recommande d’y travailler de concert. Mais faites-le avec toute l’autorité qu’Elle vous confie en cette occasion, en annonçant aux uns & aux autres que l’intention du Roi est que toutes ces contestations finissent par votre entremise, & que ceux qui voudroient les renouveller, se mettroient dans le cas de recevoir des marques de son mécontentement.
Il seroit bien a souhaiter qu’après avoir réuni les différentes parties du Magistrat, vous pussiez parvenir à terminer par la même voie de conciliation les discussions qui se sont élevées entre ce même Magistrat, le Conseil supérieur d’Alsace, le Clergé & la Noblesse de la Province ; vous ferez chose très-agréable au Roi, si vous (p. 108) pouvez y parvenir. J’ai l’honneur d’être, &c. Signé, d’ARGENSON. »

M. le Cardinal de Rohan & M. de la Grandville se chargerent de cette médiation, comme on le voit par la lettre suivante que S. E. écrivit à M. le Marquis d’Argenson le 26. Juillet 1743.

« M. de la Grandville doit vous envoyer, Monsieur, un Mémoire au sujet de la Lettre que vous lui avez écrite dans la vue de pacifier les troubles qui depuis quelques annees se sont elevés dans la Ville de Strasbourg, & qui de là n’ont pas laissé que de se répandre dans la Province d’Alsace : ce Mémoire m’a été communiqué, vous y verrez qu’on a pris l’esprit de votre lettre qui consiste a faire oublier par des réconciliations pacifiques, les plaintes & les griefs qui ont été (p. 109) portés à la Cour, & à prendre les mesures nécessaires pour empêcher qu’à l’avenir on ne tombe dans les mêmes inconvéniens. C’est l’objet dans lequel vous m’avez fait l’honneur de me parler, &c. Signé, LE CARDINAL DE ROHAN. »

Je n’ai ni cette lettre ni ce Mémoire de M. de la Grandville, dont il est parlé dans la lettre de M. le Cardinal de Rohan ; mais voici la réponse que lui fit le Ministre le 6. Août 1743.

« Je vois, Monsieur, par la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 26. du mois dernier, par le Mémoire qui l’accompagne, l’incertitude où vous êtes du choix des moyens que vous devez employer pour remplir ce que le Roi désire de vous relativement à la pacification des troubles qui se (p. 110) sont élevés depuis quelques années dans la Ville de Strasbourg. Vous avez vû par ma Lettre du 26. Juin que l’objet de cette commission étoit de faire oublier par des réconciliations pacifiques les plaintes & les différens griefs qui ont été jusqu’à présent portés à la Cour, & de prendre les mesures nécessaires pour empêcher qu’on ne tombe à l’avenir dans les inconvéniens qu’ils ont occasionnés ; sur le compte que j’ai rendu à S. M. de votre Mémoire, Elle m’ordonne, de vous dire qu’Elle persiste de plus en plus en ce que je vous ai marqué de ses intentions, & qu’Elle veut absolument que le passé soit entièrement effacé, &c. Signé, d’ARGENSON »

Je n’ai pu joindre au procès (N° XXVIII) que des copies de ces trois lettres (p. 111) dont les minutes & les originaux sont dans les Bureaux du Ministère. Je dois aussi prévenir mon Lecteur que je n’ai rapporté en entier, ni la lettre de M. le Cardinal de Rohan, ni celle de M. le Marquis d’Argenson du 6. Août 174.3. par pur ménagement pour un des principaux chefs de la cabale qui y est nommé, & dont le portrait y est peint de couleurs que je me fais un devoir de dérober au grand jour ; j’espère que mes Juges, sous les yeux de qui ces piéces doivent nécessairement passer, seront d’autant plus touchés de ma modération, que ces ménagemens tombent sur celui-là même qui présenta à M. le Cardinal de Fleury le libelle affreux dont je viens de donner l’extrait. C’est ce qu’ils verront par la piéce jointe au procès. (N° XXIX) J’ignore quels moyens (p. 112) employerent les deux sages Médiateurs que la Cour avoit choisis pour parvenir au point qu’on s’étoit proposé : ce que je sçai, c’est qu’ils parlerent aux principaux factieux, & que les mouvemens qu’ils se donnerent pour étouffer tout ressentiment entre les parties divisées, furent au moins suivis d’une réconciliation apparente ; je dis apparente, parce que l’événement n’a que trop fait voir que le parti pris par le Ministre, n’étoit mal heureusement, comme je l’ai déja dit, qu’un palliatif, qui n’attaquant point la cause du mal, étoit íncapable d’en arrêter le progrès.
Quoiqu’il en soit, plusieurs Membres du Magistrat furent prompts à profiter de ces apparences de réconciliation, & les partisans de la cabale furent sans contredit les plus ardens â saisir ces momens favorables, en faisant à mon Père une proposition à laquelle jusqu’alors il avoit paru (p. 113) assez contraire. Il s’agissoit d’une augmentation d’appointemens pour MM. du Magistrat ; la demande en elle-même pouvoit avoir quelque fondement raisonnable ; mais d’un autre côté il ne paroissoit pas naturel d’augmenter les appointemens du Magistrat, dans un tems où la caisse de la Ville étoit extrêmement surchargée & même obérée : cependant en faveur de la paix, mon Père crut devoir passer par dessus cette dernière considération, persuadé que son opposition rallumeroit de nouveau le feu de la discorde. Il consentit donc que dans une assemblée du Magistrat, la matière fut mise en délibération, & sur les conclusions de l’Avocat consultant de la Ville, l’augmentation fut unanimement arretée. Toutes les deliberations relatives à cette affaire sont jointes au procès. (N° XXX)
(p. 114) De son côté mon Père qui ne comptoit guères sur la durée d’un calme si subit, crut au moins tirer parti de cet intervale de relâche pour le bien des affaires. A la faveur des dispositions pacifiques que le Magistrat faisoit paroître, il hazarda la proposition de quelques arrangemens œconomiques, qui furent unanímement agréés & applaudis : le premier qu’il proposa, eut pour objet la fourniture des bois de chauffage nécessaire pour la consommation de la Ville.
Cette fourniture se faisoit alors aux dépens & au profit de la Ville de qui les Particuliers achetoient tous les bois dont ils avoient besoin ; mais les frais de transport, de magasin & de régie absorboient presque toujours tout le bénéfice de ce com merce qu’elle s’étoit réservé en vertu de ses privilèges ; elle n’y trouvoit donc ordinairement qu’un très (p. 115) médiocre avantage, & souvent, elle n’en retiroit aucun ;z mais ce n’etoit là que le moindre inconvénient : le plus considérable sans doute étoit la multitude d’abus qu’entraînoit cette forme d’administration, & de ces abus naissoient la cherté & la disette qui occasionnoient fréquemment les plaintes du Bourgeois & de la Garnison. Pour prévenir ces inconvéniens, en procurant en même tems. un bénéfice certain à la Ville, mon Père proposa de donner à ferme l’entreprise de cette fourniture, sous des conditions propres à assurer l’abondance, & à produire un revenu fixe pour la caisse de la Ville.
Le Magistrat nomma donc des Députés pour examiner ce projet, & après que ces Députés eurent pris tous les éclairciisemens nécessaires, & fait toutes les observations convenables, ils donneront par écrit leur avis en faveur du projet ; cet avis (p. 116) contenoit la fixation du prix du bail, & toutes les clauses & conditions du traité ; il fut approuvé par la Chambre d’œconomie, & ensuite confirmé par le Magistrat assemblé à la Chambre des XXI. qui en ordonna l’exécution. Je ne rapporte point ici les conditions de ce marché dont le détail seroit trop long, je me contente d’observer qu’il produisoit annuellement à la Ville 6000. lív. sans risques & sans frais, & que le Public y gagnoit, parce que le bois étoit fixé à un prix raisonnable pour tout le tems du bail, c’est-à-dire, pour 12. ans, & que l’obligation où étoit l’Entrepreneur de tenir toujours son magasin garni, mettoit la Ville â l’abri de la disette. J’ajouteraí que les Habitans & la Garnison ont heureusement éprouvé tous les avantages de ce nouvel arrangement. Je dirai dans la suite ce qui se passa à ce sujet en 1750.
(p. 117) Toutes les délibérations concernant cette ferme sont jointes au procès. (N° XXXI)
Le second projet de réformation proposé par mon Père tomba sur le dépôt des vins qu’on appelle la cave de la Ville. Pour comprendre l’objet de ses vues œconomiques sur cet article, il faut sçavoir que la Ville de Strasbourg possede entre autres domaines, beaucoup de vignes qui produisent de très-bons vins, & que d’ailleurs elle retire bien des redevances en vin de ses différens Bailliages. On conçoit que pour faire la récolte & la recette de ces vins, & pour les gouverner dans les celliers & dans les caves, il faut appointer bien des Employés, faire bien des frais & courir tous les risques de la négligence, de l’impéritie & de l’infidélité d’un grand nombre de subalternes, sur lesquels il n’est (p. 118) jamais possible de veiller d’assez près, pour pouvoir s’assurer qu’on n’est ni mal servi ni trompé. Mon Père proposoit donc la suppression de cette régie ruineuse, pour y substituer un bail à ferme : l’affaire fut de même examinée par des Députés, & conformément à leurs avis & aux conclusions des Avocats consultans de la Ville, le parti de la ferme fut adopté, & l’adjudication fut faite pour neuf ans, moyennant 90.000 liv. par an.
Les délibérations relatives a cette partie sont jointes au procès. (N° XXXII)
Lorsque l’expérience, plus convaincante encore que tous les raisonnemens les plus persuasfs, eut achevé de démontrer l’utilité de ces fermes, mon Père n’eut pas de peine à faire sentir la nécessité de prendre le même parti pour tous les autres droits & domaines de la Ville ; mais (p. 119) au lieu de faire des baux particuliers pour chaque partie, il proposa de faire un bail général, comme cela se pratique dans la plûpart des Villes du Royaume qui ont de gros domaines. Cette proposition fut encore goûtée par le Magistrat, qui nomma des Députés pour se faire rendre compte de cette affaire.
On voit dans les Régîtres du Magistrat que ces Députés se donnerent tous les mouvemens, qu’ils firent toutes les recherches, & qu’ils prirent toutes les instructions possibles pour connoître le véritable produit des revenus de la Ville. Ils convinrent que la confusion & l’obscurité qui régnoient dans les comptes-, soit pour la recette, soit pour la dépense, rendoient cette entreprise infiniment difficile.
Ils observerent qu’y ayant une extrême inégalité dans les vingt dernieres années de régie, ils (p. 120) n’avoient pu prendre pour règle de leur évaluation, ni les dix années qui s’étoient écoulées depuis 1726. jusqu’en 1736. parce qu’elles avoient été trop facheuses, & d’un produit trop foible, ni les dernières années depuis 1742. jusqu’en 1747. parce que l’entrée & la sortie d’une quantité immense d’hommes, de bestiaux, de meubles & d’effets que la guerre avoit fait passer à Strasbourg, avoient produit dans la recette de la Ville pendant ces années une augmentation casuelle & extraordinaire sur laquelle on ne pouvoit se régler. Ils déclarerent donc qu’ils s’étoient fixés aux années 1737. 1738. 1739. 1740. 1741. & 1742 dont ils avoient recueilli tous les produits pour en former une année commune de 732.584. liv. voilà à quoi ils estimoient que les revenus de la Ville pouvoient monter annuellement.
(p. 121) Il fut donc unanimement décidé conformément aux conclusions des Avocats de la Ville, que la ferme seroit adjugée, & en conséquence MM. les Conseillers & Préposés furent chargés d’en faire la publication chacun dans sa Tribu. Toutes les charges de l’adjudication étoient infiniment avantageuses à la Ville ; elles contenoient entr’autres une reserve des revenus de la Ville consistant en grains, & montant annuellement à environ 40.000. livres, & une obligation de la part de l’adjudicataire d’entretenir tous les baux particuliers faits jusqu’alors. ll étoit aussi obligé de donner caution, & de se soumettre à ne point reconnoître d’autre Jurisdiction ni par appel ni autrement, que celle du Magistrat, enfin on lui imposoit la nécessité de conserver tous les Employés que la Ville avoit placés, & de leur laisser les appointemens dont ils jouissoient.
(p. 122) Telles furent les principales conditions sous lesquelles on reçut les enchères ; le plus offrant fut un des Membres du Magistrat, nommé Ducret qui porta son enchère à 792.000. ivres, la ferme lui fut adjugée le 5.Octobre 1748. pour neuf années. Cette adjudication & toutes les délibérations qui y ont rapport, sont jointes au procès. (N° XXXIII, XXXIV, XXXV, XXXVI, XXXVII, XXXVIII & XXXIX)
Mais pendant que mon Père s’occupoit de ces soins œconomiques, il se vit tout-à-coup accablé d’une multitude d’affaires, non moins importantes, mais beaucoup plus désagréables. L’imposition du dixième, l’établissement du vingtième, un emprunt de 250.000. liv. ordonné par le Roi pour les ouvrages des lignes de la Loutre, un Edit pour la levée de nouveaux droits sur la poudre, la cire, le papier, le carton (p. 113) & les suifs, une Déclaration du Roi qui établissoit sur le tabac un impôt considérable, jusqu’alors inconnu dans toute l’Alsace, une révolte des Cabaretiers de Strasbourg qui refusoient d’exécuter les Réglemens de Police, enfin un Arrêt du Conseil, accordé aux Officiers de la Monnoye, qui détruisoit la Jurisdiction du Magistrat & la Capitulation de la Ville ; voilà les objets intéressans entre lesquels mon Père fut obligé de se partager.
Je serois trop long, & peut-être trop imprudent, si je voulois détailler ici tous les chagrins qu’il essuya à l’occasion de ces différentes affaires ; tout ce que je peux dire, c’est qu’il ne dut ces desagrémens & ces mortifications qu’au zèle qu’il fit paroître pour les intérêts d’une Ville dont par état il étoit obligé de défendre les priviléges. C’est une Vérité qui fut alors publiquement (p. 124) reconnue par toute la Ville, & dont le Magistrat a voulu conserver la mémoire dans les Régîtres dont j’ai joint les extraits au procès.
Mes Juges y verront aussi toutes les lettres de mon Père, tous ses Mémoires adressés à la Cour, & les réponses des Ministres. Ils y verront sur-tout par quels artifices un Magistrat intéressé à desservir mon Père par une place de tout tems rivale de celle de Préteur, parvint à prévenir contre lui le Ministère ; & c’est cette prévention sécrettement entretenue par de malignes insinuations, qui a été le principe caché de tous nos malheurs. Les piéces dont je viens de parler, composent six liasses ou cayers qui sont jointes au procès. (N° XL)
Au reste, qu’on ne s’attende pas à me voir développer ici toutes les manœuvres politiques qu’on a mises (p. 125) en usage, soit pour altérer insensiblement la confiance de la Cour, soit pour préparer dans le Corps du Magistrat de nouveaux sujets de division ; ces détails sont trop délicats pour que j’ose m’y engager, & d’ailleurs les faits dont je rendrois compte présenteroient des noirceurs si peu vraisemblables, que j’aurois peut-être de la peine à les faire croire ; ainsi continuant de me renfermer dans la circonspection qu’exige ma situation présente, je me réduis à n’exposer que des événemens publics, & connus de tout Strasbourg, sans découvrir les ressorts qui les ont produits.
Tout le monde sçait que par la Capitulation de 1681. les habitans de Strasbourg ont conservé le libre exercice de la Religion Luthérienne. Il n’y avoit alors dans cette Ville que des Luthériens ; mais depuis le moment de sa soumíssion volontaire (p. 126) à la domination du Roi, il s’y établit des Catholiques, dont le nombre augmentant insensiblement, S. M. ordonna en 1687. que dans toute la Magistrature, & dans toutes les charges & emplois de la Ville, l’altenative fût désormais exactement observée entre tous les Sujets Catholiques & Luthériens, ensorte que toutes les places vacantes furent toujours données alternativement aux uns & aux autres. C’est en effet ce qui depuis cette époque s’est constamment observé à Strasbourg. Le Magistrat est donc composé d’Officiers de l’une & l’autre Religion en nombre égal. Il ne paroit pas douteux suivant les ordres du Roi, que la loi de l’alternative établie par S. M. devoit avoir lieu pour toutes les places qui dépendent de l’Université, comme pour tous les autres offices ou emplois de la Ville, & il y a lieu de (p. 127) croire qu’en cette partie comme dans tout le reste, elle auroit en effet été observée dès 1682. si dès lors il s’étoit trouvé à Strasbourg, dans le petit nombre de Catholiques qu’il y avoit, des sujets capables d’occuper des chaires dans l’Université. Mais faute de Catholiques lettrés, les Luthériens étoient toujours restés en possession de toutes les places de l’Université, & même des chaires du Droit Canon, lors qu’au commencement de l’année 1751. les Catholiques réclamerent les droits de l’alternative.
Cette prétention fut proposée & discutée entre les Magistrats Catholiques & les Professeurs Luthériens de l’Université, ausquels se joignirent tous les Magistrats Luthériens. Mon Père rernarquant beaucoup de chaleur dans le parti Luthérien, ne voulut pas hazarder son avis, dans la crainte d’echauffer encore (p. 128) davantage les esprits ; il ne crut pas non plus devoir accorder une assemblée qu’on lui demandoit, sans s’être au paravant assuré des intentions de S. M. ainsi après avoir attentivement écouté les raisons proposées de part & d’autre, il se contenta d’engager les Magistrats & les Professeurs Luthériens à réfléchir un peu plus murement sur la demande des Catholiques, & il leur déclara que quand ils lui auroient fait part de leurs dernières réflexions, il en instruiroit la Cour, & attendroit ses ordres. Voyez la piéce jointe au procès. (N° XL)
Cette conduite laissa assez entrevoir aux Luthériens que mon Père ne leur étoit pas favorable, & ils le souffrirent d’autant plus impatiemment, que par des motifs, dont je n’entreprends point de rendre compte, M. de Serilly Intendant (p. 129) d’Alsace s’étoit déclaré pour eux. Dès lors mon Père fut donc exposé à tout le ressentiment, à toute la haine & à toute la fureur que peut inspirer l’esprit de parti dans les querelles de Religion. Mais pendant que cette faction particulière ne respiroit que vengeance, & qu’elle commençoit à tramer ouvertement contre lui, il l’anima encore & augmenta considérablement le nombre de ses ennemis, par une démarche que son devoir lui fit envisager comme indispensable.
En effet il proposa aux Magistrats trois articles de réformation, qui lui parurent mériter la plus sérieuse attention. On va voir de quelle importance ils étoient, & en même tems combien ils étoient propres à soulever contre lui la plus grande partie du Magistrat.
Le premier de ces articles avoit pour objet les comptes des recettes (p. 130) & dépenses de la Ville qui étoient tenus dans la forme la plus irrégulière, malgré toutes les représentations que mon Père avoit faites jusqu’alors sur ce même objet. Le second tendoit à un retranchement des augmentations d’appointemens qu’on a, vu que le Magistrat s’étoit procuré depuis quelques années. Le troisième non moins important que les deux autres, regardoit singulièrement la jurisdiction de la Chambre d’œconomie, dont mon Père prétendoit que les délibérations devoient être confirmées par tout le Corps du Magistrat dans la Chambre des XXI.
Sur le premier objet, mon Père fit observer à ces Messieurs que la dépense de la Ville excédoit annuellement ses revenus, quoi qu’augmentés depuis sa Préture, de plus de 150.000. liv. par an ; que tous les membres du Magistrat (p. 131) pouvoient s’assurer par leurs yeux de cette vérité, & que cependant il paroissoit par la tournure qu’on donnoit aux comptes, que tous les ans la recette surpassoit la dépense ; que ce qui faisoit illusion dans ces comptes, c’étoit l’affectation d’y comprendre dans la recette effective des revenus de la Ville, le montant des emprunts qu’elle faisoit & d’omettre au contraire ces mêmes emprunts dans le chapitre des dépenses où ils devoient naturellement être portés ; que l’effet de ces fausses opérations étoit de faire paroitre à la fin de chaque année la caisse garnie & en bon état, dans le tems qu’elle étoit vuide & obérée.
Passant de là au second objet, il ajouta que c’étoit sur la foi de ces résultats trompeurs, que le Magistrat, ignorant le véritable état des affaires de la Ville, continuoit de se faire délivrer tous les ans des (p. 132) augmentations d’appointemens que la caisse n’étoit pas en état de supporter ; enfin pour mettre le Magistrat à portée de se juger lui même sur ce point, & de prendre avec connoissance un parti convenable à la situation des affaires, mon Père proposa de tenir des comptes dans un ordre plus exact & plus régulier, & sur-tout de porter sur des Régîtres particuliers toutes les dettes & les nouveaux emprunts de la Ville, afin que d’un coup d’œil on pût en tout tems voir d’un côté, le produit des revenus ordinaires & le montant des dépenses réglées, & d’un autre côté la quotité des sommes empruntées, le payement des arrérages & les remboursemens des capitaux.
Quant au troisième objet concernant la Chambre d’œconomie, voici ce qui donna lieu aux représentations de mon Père: cet article (p. 133) mérite attention, & pour l’entendre il faut remonter jusqu’à l’origine de cette Chambre d’œconomie, & sçavoir ce qu’on s’est proposé lors de son établissement. Cette Chambre fut anciennement établie par tout le Corps du Magistrat, dont l’assemblée générale & complette est proprement ce qu’on appelle la Chambre des XXI. Ainsi cette Chambre des XXI. est composée de tous les Magistrats de la Chambre des XIII. de tous ceux de la Cham bre des XV. de ceux qu’on appelle les XXI. & de tous les Membres du grand Sénat: C’est à ce Corps entier du Magistrat connu sous le nom de Chambre des XXI. qu’a toujours appartenu la connoissance non seulement de tout ce qui intéresse la Compagnie, comme les élections, mais encore de tout ce qui a rapport au bien général de la vie, comme l’administration des Hôpitaux & des (p. 134) fondations, la vérification des comptes de la caisse publique, & généralement toutes les affaires œconomiques, mais comme il n’étoit guères possible qu’une Compagnie si nombreuse s’assemblât sans cesse pour entrer dans tous les détails qu’entraîne nécessairement une administration aussi étendue que celle des fonds patrimoniaux de la Ville, le Magistrat en Corps dans la Chambre des XXI. nomma pour cette partie intéressante des Commissaires, qui chargés de l’examen des affaires, etoient obligés de lui en rendre compte & de donner leur avis, & sur leur exposé la Chambre des XXI. c’est-à-dire, tout le Corps du Magistrat décidoit. Telle est la règle qui s’étoit toujours observée à Strasbourg.
En procédant suivant cet ordre, on conçoit que les Commissaires qui formoient la Chambre d’œconomie (p. 135) n’avoient, à proprement parler, aucune jurisdiction qui leur fût propre ; ils n’avoient que le simple caractère de Commissaires ; ensorte que les délibérations qu’ils faisoient entre eux sur toutes les affaires d’œconomie, étoient moins des jugemens que des avis sur lesquels le Corps du Magistrat qui les avoit commis, jugeoit dans la Chambre des XXI. Par ce moyen tout ce qui avoit rapport à l’administration & à l’œconomie, étoit réglé à la pluralité des voix par tout le Corps du Magistrat assemblé ; & dès-là les brigues & les cabales des factieux qui formoient le petit nombre, quand tout le Magistrat étoit assemblé, échouoient toujours contre la pluralité des suffrages.
Pour renverser cette ancienne constitution du Magistrat, qui formoit un obstacle invincible à l’exécution des projets de nos ennemis, (p. 136) MM. de la Chambre d’œconomie prétendirent que leurs délibérations n’avoient pas besoin d’être portées à la Chambre des XXI. pour y être confirmées, & qu’il suffisoit qu’elles eussent la confirmation des trois Chambres secrettes, c’est-à-dire des XIII. des XV. & de quatre ou cinq Magistrats qu’on appelle les XXI. par là ils excluoient d’abord le Corps du Sénat en entier, & comme ces MM. de la Chambre d’œconomie qui sont au nombre de XVII. sont eux-mêmes tirés de la Chambre des XIII. & de celle des XV. il ne restoit plus dans ces deux Chambres qu’onze opinans, & par conséquent les Commissaires de la Chambre d’œconomie étoient surs de former toujours la pluralité des voix, & de se rendre maîtres absolus de toutes les délibérations.
Mon Père sentit d’autant mieux les conséquences funestes de cet (p. 137) abus, qu’il voyoit insensiblement la Chambre d’œconomie se remplir de sujets ambitieux & remuans, & il prévoyoít bien que tous ceux qui avoient du goût les pour la domination, feroient les derniers efforts pour être placés dans une Chambre en qui seule devoit résider toute l’autorité. Mais inutilement prévit-il les inconvéniens & les malheurs qui devoient résulter de cette innovation. Ses représentations ne furent écoutées sur aucuns de ces articles, & il ne recueillit pour tout fruit de son zèle que des contradictions amères qui lui annonçoient assez les traitemens ausquels il devoit s’attendre. Les piéces justificatives de ces faits sont jointes au procès. (N° XLL)
Tout ce que mon Père avoit prévu, ne manqua pas d’arriver. Les Commissaires de la Chambre d’œconomie devinrent ses plus mortels (p. 138) ennemis, & les maîtres absolus de la Ville & du Magistrat. Voici par quels traits ils firent successivement éclater leur pouvoir, & leur animosité.
On a vu que sur les représentations de mon Père, le Magistrat s’étoit déterminé au mois d’Octobre 1748. à affermer par un bail général tout les revenus de la Ville pour neuf ans, moyennant 792.000. liv. par an. Tout le monde soit avant, soit depuis l’adjudication, s’étoit toujours accordé sur les avantages que la Ville retiroit de cette ferme. Il est d’abord certain que lorsqu’on avoit affermé en 1730. avant la dernière régie, le bail n’avoit été porté qu’à 713.000. livres, ainsi le produit du dernier bail étoit supérieur pour chaque année de 79.000. livres ; en second lieu il est avéré par les Régîtres mêmes du Magistrat dont les extraits sont joints au procès, que la régie de ces mêmes revenus ne (p. 139) produisoit de net à la Ville que 718.912. livres 8. sols 10. den. ainsi au moyen de la ferme générale, la Ville bénéficioit annuellement de 73.088. liv. & par conséquent pendant les neuf ans du bail, elle gagnoit 657.792. liv. un bénéfice si considérable méritoit assurément bien la peine d’être conservé, d’autant plus qu’il étoit bien assuré, & qu’il ne coutoit aucuns frais de perception. Cependant MM. de la Chambre d’œconomie jugerent à propos de resilier ce bail pour reprendre la regie. Comme c’étoit un parti pris, & qu’on s’étoit assuré d’avance de la pluralité des voix, mon Père ne put qu’acquiescer à cette résiliation qu’ils avoient eux-mêmes concertée avec le Fermier ; en lui procurant un dédommagement dont ils étoient convenus. Voyez les pieces jointes au procès (N° XLII)
Quel a été le fruit de cette (p. 140) résiliation ? C’est ce qui s’éclarcit en deux mots. La Ferme produisoit annuellement 792.000. l.
Par le dépouillement fait de tous les comptes de la régie pendant un an, c’est-à-dire depuis Noël 1750. jusqu’à Noël 1751. cette régie n’a produit de net à la Ville que 675.396. l.
D’où je conclus qu’en 1751. la résiliation a fait perdre à la Ville de clair & net 116.604. l.
On demandera sans doute par quel étrange motif, des Magistrats chargés de l’administration des biens d’une Ville, ont pu si manifestement trahir leur devoir, tromper leur Compagnie & sacrifier sciemment les intérêts de leur patrie confiés à leurs soins ? Je répondrai que quand des biens sont affermés, les (p. 141) Fermiers, en se conformant aux clauses de leur bail, sont les maîtres de l’administration. Les Intendans du proprietaire n’ont plus qu’a recevoir une somme fixe dont ils sont comptables. Dans une régie au contraire, ceux qui se trouvent préposés à cette régie, ont une inspection generale qui les rend maîtres de tout. Ils administrent, font la recette & la dépense, & à moins que les Régisseurs ne soient d’une exactitude & d’une probité à toute épreuve, ou que leur conduite ne soit éclairée, & leurs comptes examinés par des censeurs, qui soient tout-à-la fois actifs, intelligens, & incorruptibles, il n’y a presque toujours que beaucoup à perdre pour le maître. Ainsi lorsque MM. de la Chambre d’œconomie ont converti la ferme générale en regie, & que par cette conversion, ils ont fait perdre annuellement à la Ville 116.604. livres, on est forcé (p. 142) de croire que les motifs de leur intérêt personnel l’ont emporté sur les considérations de l’intérêt public.
Il en fut de même de la ferme des bois de chauffage, & de celle du magasin à suif. Quoi qu’elles fussent l’une & l’autre d’une utilité évidente, & expressément reconnue par tout le Magistrat, comme je le prouve par ses propres délibérations que je rapporte, (N° XLIII) elles furent toutes deux supprimées, & la Ville y perdit doublement, 1° par les indemnités qu’elle fut obligée d’accorder aux Fermiers. 2° Par la diminution du produit de ses revenus, qui rendirent moins pendant la régie que pendant les fermes.
Mais s’il est vrai que l’intérêt personnel de MM. les Commissaires de la Chambre d’œconomie fut réellement le principal motif de tous ces changemens notoirement préjudiciables (p. 143) au bien de la Ville, il n’est pas moins certain que le plaisir de mortifier mon Père, en détruisant tout ce qu’on pouvoit regarder comme son ouvrage, entra pour beaucoup dans leurs vues. Je me contenterai d’en donner deux preuves qui ne sont pas équivoques.
Toute la Ville de Strasbourg sçait, & il est d’ailleurs bien prouvé par les Régîtres du Magistrat, que ce fut mon Père qui provoqua l’établissement de l’Hôpital des Enfans trouvés. ll se donna des peines & des mouvemens infinis pour le succès de cet établissement, qui ne fait pas moins d’honneur à l’humanité, qu’il est utile en soi à l’Etat en général & à la Ville de Strasbourg en particulier : mon Père soit comme Citoyen, soit comme homme public, affectionnoit singulièrement cet établissement ; on le sçavoit, & ce fut une raison suffisante & un motif (p. 144) déterminent pour en ordonner la suppression (N° XLIV)
Il est encore de notoriété publique que mon Père, dans la vue d’introduire à Strasbourg le commerce des soyes, & d’y former quelques manufactures, avoit engagé les particuliers à planter des meuriers sur des terreins vagues & inutiles, & qu’il en avoit fait faire lui même des plantations qui commençoient à réussir ; cela n’étoit ni préjudiciable ni onéreux à la Ville, & en attendant qu’elle en tirât une utilité considérable & fort importante pour son commerce, ces arbres servoient au moins d’embellissement & de décoration à ses environs ; mais comme ils avoient Ie malheur d’avoir été plantés sous les auspices de mon Père, & qu’ils l’avoient pour protecteur, leur condamnation fut prononcée par la (p. 145) Chambre d’œconomie, ils furent abandonnés, & faute de culture ils ont péri. (N° XLV)
Enfin l’Hôpital de la Maison de force dont mon Père avoit aussi procuré l’établissement, fut de même abandonné. Cette Maison étoit destínée à renfermer les femmes débauchées, les mendians, les vagabons & gens sans aveu. On juge dès-là de quelle importance il étoit pour une Ville telle que Strasbourg, de conserver cet Hôpital. Il fut cependant sacrifié par cette seule raison qu’il étoit l’ouvrage de mon Père. (N° XLV)
Comme la guerre se faisoit alors ouvertement, on ne garda plus de mesure avec mon Père. MM. de la Chambre d’œconomie défendirent aux Gardes-chasses qui étoient sous ses Ordres, de lui obéir. Ils ordonnerent dans les différens Bailliages qui dépendent de la Ville, de ne plus (p. 146) reconnoitre son autorité. Ils firent faire des chasses énormes dans les quelles, en faisant main basse sur tout, on fit une destruction incroyable du gibier que de mon Père conservoit avec tant de soin depuis qu’il étoit en place ; on taxa la quantité de son bois de chauffage qui jusqu’alors avoit été illimitée, tant pour le Préteur Royal, que pour le Commandant & l’lntendant. A l’égard de ces deux derniers, on leur a conservé leurs privilèges.
Je ne finirois point si je voulois rapporter toutes les insultes & tous les outrages faits à mon Père dans cette dernière année d’exercice de sa charge, soit par des procédés offensans & des propos injurieux, soit par des libelles calomnieux qu’on répandit dans la Ville & dans la Province. Le volume de ce Mémoire que je vois à chaque instant croître sous ma plume, malgré l’attention continuelle que j’ai d’abréger, & (p. 147) quelquefois même de supprimer la narration de bien des faits, me fait passer sur une infinité de détails qui seroient sans doute intéressans, & dont cependant je crains de fatiguer la patience de mon Lecteur.
Tout le monde sçait comment & par qui la passion de tous ces conjurés fut encore enflammée ; le Public a sçu & a vu la protection qui leur a été ouvertement accordée par des personnes dont les vues politiques & le ressentiment particulier ne s’accordoient que trop pour la ruine de la Ville avec les intérêts de cette cabale insensée : toutes les intrigues de ce complot sont aujourdhui assez connues à la Cour & dans les Provinces, pour que je me dispense de rappeller ici ces anecdotes scandaleuses qui blesseroient tout à la fois & la mémoire des morts & l’amour propre des vivans.
Ce fut sous les yeux & sous la direction de ces même personnes, (p. 148) qu’on dressa les Mémoires les plus affreux contre mon Père & contre moi, qui furent envoyés à la Cour & appuyés de tout leur crédit ; & com me on ignoroit à Versailles les raisons particulières qui devoient dans cette conjoncture rendre leur témoignage si suspect, on parvint à prévenir les Ministres ; & leurs démarches qui avoient en effet un air de zèle & d’impartialité, donnerent aux délations un certain poids qu’elles n’avoient pas par elles-mêmes. Instruit de toutes ces trames abominables, mon Père écrivit au Ministre, & lui rendit compte de sa conduite & de celle du Magistrat ; il lui demanda méme la permission de se rendre à la Cour, pour lui expliquer les moyens qu’il croyoit les plus propres à rétablir la subordination & le calme dans la Compagnie & le bon ordre dans les affaires de la Ville : sa lettre étoit accompagnée d’un Mémoire qui développoit ses vues sur ces deux (p. 149) objets. Voici la réponse qu’il reçut de M. le Marquis de Paulmy.

« A Versailles ce 15. Janvier 1752.
Mon oncle m’a remis, Monsieur, la lettre que vous luí avez écrite pour demander la permission de vous rendre ici. Je me suis chargé d’y répondre, & je vous dirai naturellement qu’il ne me paroit pas à propos que vous y pensiez, dans les circonstances présentes où votre présence à Strasbourg est absolument necessaire.
A l’égard du Mémoire dont vous m’avez fait part touchant les moyens qu’il y auroit de rétablir les affaires de la Ville, & de remettre le bon ordre dans l’administration de ses revenus, cette vue est assurément bonne, & nous jugeons véritablement nécessaire de nous en occuper ; je pense même que quelques-unes de vos idées à (p. 150) cet égard seroient susceptibles d’être adoptées. Mais comme le Roi a pris le parti d’envoyer à Strasbourg un Commissaire qui est M. Desnan Conseiller au Parlement de Besançon, & que vous aurez occasion de conférer souvent avec lui, vous pourrez lui communiquer vos vues sur tout ce qu’il convient de faire pour le plus grand avantage de la Ville & le service de S. M. il entrera en matière à cet égard avec vous, M. & Mrs. du Magistrat de Srrashourg, & nous rendra compte de tout, de façon à nous mettre en état de prendre les mesures les plus convenables : vous devez avoir dans la personne, les lumières & l’équité de ce Magistrat, la confiance la plus entière, ainsi que nous l’avons, nous-mêmes. Je suis très-parfaitement, M. votre, &c.
Signé, N. DE PAULMY. (N° XLVI)

(p. 151) A la vue de cette réponse, mon Père se persuada que le Commissaire dont la misslon lui étoit annoncée, ne viendroit en effet que pour travailler de concert avec lui & avec le Magistrat à dissiper les troubles, à calmer les esprits, & à dresser un plan d’administration qui réformât ou prevînt tous les abus. Il se trompa. Ce fut le Ministre qui dressa lui même ce plan sur les Mémoires que mon Père lui avoit envoyés, & dont il adopta les vues sur une infinité d’articles, & entr’autres sur ceux de la réformation des comptes & du retranchement des augmentations d’appointemens. (N° XLVII) Il en forma un Réglement qui fut adressé au Magistrat, & il est aisé de concevoir que ce Réglement conforme aux avis de mon Père, si vivement combatus, & si dédaigneusement rejettés, mortifia sensiblement les ennemis de mon Père, & aigrit d’autant plus (p. 152) leur ressentiment contre lui. Aussi les excès ausquels se porterent les conjurés, sont-ils en quelque sorte incroyables.
On essaya d’abord de soulever le peuple par des libelles répandus dans la Ville & par des discours séditieux qui lui rappelloient son ancienne indépendance. On lui faisoit envisager le Préteur Royal comme l’oppresseur de sa liberté, & le destructeur de ses privilèges. C’étoit un homme vendu à la Cour, & qui sacrifioit lâchement les franchises & les droits des Citoyens toutes les fois que le Ministère étoit tenté d’y donner quelques atteintes. Pouvoit-on en douter, lorsqu’on voyoit sous sa Préture le cinquantième, le dixième, le vingtième & tant d’autres droits établis ? Quelles dépenses énormes n’avoit-il pas faites d’ailleurs aux dépens de la Ville, pour le logement d’une Garnison & d’un Corps d’Officiers dont les Citoyens n’avoient nul (p. 153) besoin, & qui ne devoient être logés & entretenus qu’aux dépens du Roi ? Enfin disoient les Luthériens à ceux de leur secte, n’est-ce pas lui qui rend ici le Papisme dominant, & qui abolit insensiblement la Religion de nos Pères ?
Pendant qu’on souffloit ainsi l’esprit de révolte dans tous les quartiers de la Ville, on répandoit au dehors & jusques dans les pays étrangers les satyres les plus injurieuses, & les libelles les plus outrageans contre mon Père. La France & l’Allemagne sçavent sur-tout jusqu’à quel point a été portée cette diffamation. Dans quelles compagnies n’a-t-on pas parlé des exactions & des concussions énormes du Préteur de Strasbourg ? Quel est l’homme un peu répandu dans que le monde, qui n’a pas entendu dire que mon Père s’étoit fait bâtir un Palais superbe aux dépens du public, qu’il avoit ensuite vendu ce Palais à la Ville, & qu’enfin après en (p. 154) avoir ainsi doublement reçu le prix, il avoit obligé la Ville à le lui abandonner en pur don ? Que n’a-t-on pas dit encore sur les fermes publiques ? N’a-t-on pas débité partout, comme un fait certain que ces fermes avoient été adjugées à si bas prix aux créatures du Préteur, que les Fermiers y faisoient un bénéfice qui excédoit au moins deux fois le prix de leur bail, ensorte que le Magistrat indigné avoit été obligé de prononcer la cassation de tous ces baux ? Enfin à combien de personnes n’a-t-on pas persuadé que mon Père, maître absolu de tous les revenus de la Ville, en disposoit en Souverain, que la plus grande partie du Trésor public étoit employée à entretenir son faste & ses plaisirs ? Voilà ce que toute la France a lu, entendu, & ce qui sans doute a été cru par les trois quarts des hommes à qui il ne manque peut-être que d’avoir été faussement accusés pour être moins crédules en pareil cas.
(p. 155) Lorsque M. Desnan Conseiller au Parlement de Besançon arriva à Strasbourg en qualité de Commissaire du Roi sur la fin de Janvier 1752. l’objet de sa mission, comme on l’a vu par la lettre de M. le Marquis de Paulmy, étoit de conférer avec le Préteur & le Magistrat sur tout ce qu’il y avoit à faire pour l’avantage de la Ville & le service du Roi. Mais ce Commissaire prévenu par les chefs de la conjuration, ne crut pas devoir entrer en conférence avec mon Père sur les affaires de la Ville, ni sur les différents qui divisoient le Magistrat. Il parut même qu’il avoit des vues toutes opposées, & mon Père s’en apperçut aisément, lorsqu’il vit que les chefs des Conjurés s’étoient emparés de la personne & de l’esprit de ce Commissaire qui ne vivoit & ne conversoit qu’avec eux, soit en public, soit dans des comités secrets. En rendant compte de ces particularités, je n’ai garde de vouloir ici rendre la (p. 156) probité de ce Magistrat suspecte ; je lui rends à cet égard toute la justice qui lui est due ; mais du moins résultera-t-il de ces circonstances particulières, & de quelques autres faits qu’on ne pourra se dispenser de rapporter dans la suite, que la candeur & la religion de M. Desnan ont été surprises par des impostures dont il regrette sans doute aujourd’hui de n’avoir pas démêlé l’artifice.
Dès les premiers jours qu’il passa à Strasbourg, on lui parla d’un libelle affreux fait en Hollande par le nommé Paul Beck, qui en avoit fait passer plusieurs exemplaires en France, & notamment à Strasbourg. Cet écrit n’étoit qu’une apologie ridicule & impertinente de son infâme Auteur, grossie par une infinité de faussetés en tout genre, & d’injures atroces contre un très-grand nombre de personnes, & entr’autres contre mon Père, & contre tout le Magistrat de Strasbourg. C’est avec ce libelle que (p. 157) Beck prétendoit persuader qu’il étoit innocent des crimes pour lesquels il avoit été condamné aux galères, & il paroit que le plan, & l’objet principal de son ouvrage etoit de décrier le Tribunal où il avoit été jugé, & de diffamer tous les Juges qui avoient prononcé sa condamnation. Quoi que mon Père n’eût point été du nombre de ses Juges, il y étoit déchiré de la manière la plus calomnieuse & la plus outrageante, & tout le Magistrat de Strasbourg, aussi bien que feu M. le Chancelier & ses Secrétaires, n’y étoient guères mieux traités.
Le Magistrat soulevé à la vue d’un libelle si scandaleux, étoit résolu d’en arrêter la distribution, & même d’en faire bruler les exemplaires par la main du bourreau. Ce projet fut communiqué à M. Desnan, mais il ne fut point exécuté pendant tout le tems que ce Commissaire resta à Strasbourg. Le libelle eut un (p. 158) cours libre, & ce n’a été que depuis le départ de M. Desnan qu’il a été condamné au feu, & brûlé par la main de l’exécuteur de la haute Justice. Je rapporte un exemplaire imprimé du Jugement qui a été publié & affiché. (N° XLVIII)
Quoiquïl en soit, dès que les chefs de la conjuration eurent séduit la crédulité du Commissaire, & qu’ils eurent soulevé sa vertu contre tous les crimes imaginaires qu’ils nous imputoient, on ne s’occupa que du soin d’en assurer la preuve. C’étoit là le point critique & la partie difficile de l’entreprise. Aussi pour y réussir ne négligea-t-on rien que les règles.
Tout le monde sçait avec quelle scrupuleuse attention les Loix prévoyant tout à la fois l’incertitude & la nécessité de la preuve testimoniale, se sont appliquées à diminuer autant qu’il a été possible le (p. 159), danger d’un genre de preuves si imparfaites & si indispensables. Leurs précautions sur ce point ont été portées aussi loin que la raison pouvoit l’exiger, & que l’humanité pouvoir le permettre. En effet sans parler de la sévérité des formes ausquelles l’instruction ou la poursuite des crimes est assujettie, les Loix ont voulu que la personne du témoin fût exempte de tout soupçon, & que pour pouvoir admettre un témoignage qui doit décider du sort des Citoyens, le Juge eût toute la certitude possible qu’aucuns motifs de crainte, d’intérêts, de haine ou de quelque autre passion n’en altèrent la foi.
Lorsque les Conjurés, car c’est ainsi qu’on appelle à Strasbourg ceux du Magistrat qui se sont ligués contre nous, voulurent fournir à M. le Commissaire des preuves de toutes les prétendues malversations qu’ils lui avoient dénoncées, ils se (p. 160) mirent peu en peine de toutes ces règles de l’équité naturelle & de l’ordre judiciaire : on les vit donc alors entreprendre une information sans Tribunal, sans Juges, sans partie civile & sans ministère public ; aussi les témoins ne furent-ils point assignés comme ils le sont dans les procédures ordinaires ou extraordinaires ; mais pour suppléer aux assignations, les Conjurés se distribuerent dans les maisons, & chercherent de porte en porte des gens de bonne volonté, qui eussent le courage de venger la patrie & de rétablir la liberté publique en disant beaucoup de mal du Préteur Royal ; on ne .leur demandoit que cela, & on leur garantissoit que pour peu qu’ils chargeassent le portrait, il ne seroit plus question de Préteur Royal dans Strasbourg, & qu’ils jouiroient de la plus parfaite indépendance.
Cette nouvelle méthode d’acquerir des preuves ne fut pas applaudie (p. 161) de tout le monde ; plusieurs Membres du Magistrat se récrierent contre l’indignité de ces pratiques scandaleuses. M. le Baron de Mullenheim le plus ancien des Stettmeistres, M. le Baron de Berkheim ancien Stettmeistre, MM. Hammerer & Denner anciens Ammeistres, &. M. de Berstett l’un des Magistrats Nobles du Collége des XV. & le sieur Lang Assesseur de la Chambre des XlIl. s’étant hautement déclarés contre la conduite des Conjurés, ils devinrent eux mêmes les premières victimes de la conjuration, puisqu’ils furent obligés, par les mauvais traitemens qu’on leur fit essuyer, de s’absenter du Magistrat, mais la réclamation des honnêtes gens n’empêcha pas la passion de se porter encore à de plus grands excès.
Comme une infinité de personnes quoique vivement sollicitées, (p. 161) refuserent de se prêter à ce qu’on exigeoit d’elles, on imagina de répandre dans le peuple, que M. Desnan avoit des ordres de la Cour de faire restituer tous les présens qui se trouveroient avoir été faits à mon Père ou à moi. Cet expédient parut admirable pour faire parler tous des ceux qui en nous avoient fait présens, & effet même tous ceux qui ne nous en ayant fait aucuns, seroient d’humeur à profiter à peu de frais d’une occasion favorable pour s’enrichir. Aussi cet artifice eut-il un merveilleux succès ; & il est aisé de concevoir combien il devoit se trouver de gens disposés à livrer de bonne grace un témoignage dont ils espéroient être payés à leur mot & suivant le taux qu’ils fixeroient eux-mêmes.
Quelques autres témoins un peu plus scrupuleux, ayant osé résister aux Conjurés & refusé leur (p. 163) témoignage, on en fit emprisonner plusieurs, sans decret ni sans aucune forme de procès, & l’on ne leur rendit leur liberté que lorsque l’on eut lieu d’être satisfait de leur docilité ; ce fut entr’autres ce qui arriva aux Sieurs Moog, Capaun & à beaucoup d’autres ; mais aussi en les élargissant, les Conjurés eurent-ils l’attention de payer toutes les dépenses qu’ils avoient faites dans la prison. (N° XLIX) Voyez les piéces.
Enfin, entre ceux qu’on avoit résolu de rendre témoins malgré qu’ils en eussent, quand il s’en trouvoit qui étoient Membres du Magistrat, ou bien Commis ou Employés dans la dépendance du Magistrat, on les menaçoit de leur faire perdre leurs places si l’on étoit mécontent d’eux, ou on leur prometoit de les élever à de nouveaux emplois, s’ils se conduisoient avec une (p. 164) complaisance convenable, & ce qui caractérise bien la bonne foi des Conjurés, c’est qu’ils ont tenu parole aux uns & aux autres ; par exemple le sieur Friderici a été destitué de sa place pour n’avoir pas voulu se prêter à la subornation : l’on a d’un autre côté recompensé dans la personne du sieur Hermanny Banquier, en l’élevant au rang de Conseiller, la complaisance qu’a eu le sieur Dietrick son gendre, de déposer contre moi au gré des conjurés, & le frère de ce même Dietrick a été nommé un des III. de la Tour aux Pfeníngs. Je rapporte les actes de leur élection. (N° L) Un quatrième (c’est le Sr …) est convenu à la confrontation qu’en réconnoissance de la déclaration extrajudiciaire qu’il avoit donnée à M. Desnan, on lui avoit passé en compte une somme assez consiérable dont il étoit comptable envers la (p. 165) Ville, & dont il avoue lui-même que l’allocation pourroit souffrir quel que difficulté. Ce sont ses termes. Je pourrois citer beaucoup d’autres exemples des vengeances, & de la reconnoissance des conjurés.
Tous ces faits paroissent sans doute incroyables, parce qu’ils ne sont pas vraisemblables. Ils sont ce pendant exactement vrais, & de notorieté publique dans Strasbourg. Il y en a d’ailleurs des preuves positives dans l’information.
On demandera peut-être comment, par qui, & dans quelle forme toutes ces dépositions étoient reçues, & c’est en effet une circonstance assez digne de la curiosité du Lecteur. Mais qu’il se contente de sçavoir qu’il n’y avoit sur-tout cela rien de fixe, & d’uniforme. Tantôt les témoins apportoient leurs déclarations toutes dressées & signées, & M. Desnan les recevoir telles qu’elles lui étoient présentées ; & comme (p. 166) la pluspart étoient en allemand, qu’il n’entendoit pas, trois des principaux chefs de la conjuration en faisoient la traduction en françois qu’on faisoit signer aux témoins qui de leur côté n’entendoient pas le françois. Tantôt les témoins alloient à l’Hôtel de l’lntendance faire dresser leurs déclarations, & là ils trouvoient des personnes officieuses qui les servoient avec zèle ; ils n’avoient que leurs signatures à ajoûter. Enfin quelques uns se présentoient à M: Desnan sans déclarations rédigées par écrit ; alors il les interrogeoit quand ils sçavoient le françois, ou il les faisoit interroger par un des trois chefs des Conjurés, quand ils ne parloient qu’allemand ; & dans l’un comme dans l’autre cas, c’étoient ces Conjurés qui servoient de Greffiers, rédigeoient ces déclarations à leur gré, & les faisoient signer aux témoins, dont plusieurs sont convenus qu’ils ne sçavent pas ce qu’ils ont (p. 167) signé. C’est ce que mes Juges verront dans les confrontations.
Il est cependant vraisemblable que c’est sur le résultat de cette étonnante procédure, ou en conséquence des avis particuliers du Commissaire, que nous fûmes arrêtés par ordre du Roi, mon pere le 25. Février 1752. & moi le 20. Mars de la même année, & constitués prisonniers dans la citadelle de Strasbourg. Chacun de nous fut mis séparément au secret, resserrés & gardés avec la plus extrême rigueur, & dès ce moment nous n’eûmes plus aucune sorte de communication, ni entre nous, ni avec qui que ce soit. On avoit aussi arrêté le sieur Daudet, qui étoit homme d’affaire de mon pere ; mais pour ce dernier, il fut mieux traité : il trouva dans la prison toutes les douceurs & même tous les agrémens qu’on lui avoit promis. Il eut la (p. 168) liberté d’y voir sa famille, & si les Conjurés eurent lieu d’être contens de lui, il faut convenir aussi qu’il n’eut pas à se plaindre d’eux.
Monsieur Desnan se présenta en suite pour interroger successivement les trois prisonniers. Ces interrogatoires furent assez longs, & recommencés plusieurs fois.
Enfin le Roi instruit de tout ce qui s’étoit passé à Strasbourg, ordonna par ses Lettres-patentes du 28. Juin 1752. que le procès seroit fait aux accusés par MM. du Parlement de Grenoble, qui furent commis à cet effet ; & que tout ce qui avoit été fait jusqu’alors par M. Desnan ne serviroit que de mémoire. Ces Lettres-patentes furent enrégîtrées au Parlement de Grenoble par Arrêt du 15. Juillet 1752. & M. de Clerivaux, Conseiller en la Cour, fut nommé Commissaire pour aller faire l’instruction à Strasbourg.
(p. 169) Dès qu’on sçut que l’intention de la-Cour étoit de suivre cette affaire en toute rigueur, les Conjurés firent de nouveaux efforts pour profiter de ces heureuses dispositions. Ainsi ils chercherent de nouveaux témoins, ils encouragerent ceux qu’ils avoient déja engagés par des signatures ; & dans la crainte que ces derniers ne tinssent un langage contraire à tout ce qu’on leur avoit fait signer, ils eurent grand soin de leur représenter les doubles de leurs premières déclarations, & de les bien assurer que le nouveau Commissaire les auroit sous les yeux, & que s’ils les changeoient ou les rétractoient, il n’y alloit pour eux de rien moins que de la corde. Il est aisé d’imaginer combien des gens du peuple, ainsi endoctrinés, étoient attentifs à répéter tout ce qu’on leur avoit fait (p. 170) signer la première fois.
Mais lorsque tous ces témoins nous furent confrontés, nous leur fimes différentes interpellations sur toutes les circonstances de la subornation qui avoit été pratiquée à l’égard de chacun d’eux ; & comme les Conjurés avoient apparemment oublié de faire la leçon à leurs témoins sur ce point, la plûpart des témoins avouerent de bonne foi tout le mystère de la conjuration, & il fut avéré aux yeux de M. le Commissaire, que la plûpart des dépositions qu’ils avoient reçûës, étoient l’ouvrage de la séduction & de la subornation.
Pendant le cours de cette pénible & douloureuse instruction, mon Père fut presque toujours malade, & je ne sçaurois dissimuler que la maniére dure & inhumaine, dont il fut traité pendant sa détention (p. 171) dans la Citadelle de Strasbourg, ne contribua pas peu à altérer sa santé. Au reste je suis fort éloigné d’attribuer ces traitemens cruels aux ordres de la Cour ; je sçais trop que nous ne les devions qu’à la méchanceté de certains subalternes, qui sous prétexte de se conformer à des régles imaginaires, ne font que satisfaire des passions très réelles.
De mon côte j’ai aussi été malade, & longtems languissant. Mais ce qui a été jusqu’ici un supplice continuel pour moi, ce sont les suites de la révolution terrible que fit sur ma femme le spectacle subit de notre emprisonnement, & l’état affreux où elle fut reduite depuis ce malheureux moment ; toujours en proye à des maux, que rien ne soulage, & ne paroissant plus tenir à la vie que par la douleur, elle en a été enfin la malheureuse (p. 172) victime. Mais je dois ici tirer un voile sur tous ces objets qui me percent le cœur, & ne m’occuper que du soin de montrer à mes Juges & au Public, combien nous avons peu mérité les malheurs qui nous accablent.
On conçoit aisément, que pour remplir cet objet & pour justifier tous les faits dont je viens de rendre compte, j’avois nécessairement besoin de toutes les piéces qui forment la preuve de ces faits.
Or ces piéces se trouvent presque toutes dans les régîtres du Magistrat. Je m’étois persuadé, en commençant ce Mémoire, qu’elles me seroient délivrées sans aucune difficulté, parce que les dépots publics sont ouverts â tout le monde, & que quiconque a besoin d’un acte public, est en droit d’en demander une expédition en payant les droits du Greffe. On n’est (p. 173) pas même à Strasbourg dans l’usage d’obtenir pour cela aucunes Lettres de compulsoire ; les Privileges de la Ville rendent cette formalité inutile. J’étois donc fondé à croire, que j’aurois des expéditions de toutes les piéces que je demanderois. En effet on ne fit d’abord aucune difficulté de me déIivrer les premières copies que je demandai, & l’on voulut bien m’accorder ce que l’on n’a jamais refusé à personne ; mais on ne me laissa pas joüir long-tems de cet avantage commun à tous les Citoyens.
Nos ennemis firent apparemment des réflexions sur les risques qu’ils couroient, en me délivrant toutes les piéces que je pourrois Ieur demander. Ils comprirent que par là ils s’exposoient à un double danger, en me mettant à portée, non seulement de puiser dans ces (p. 174) piéces la justification de mon Père & la mienne, mais encore d’y trouver les preuves les plus convaincantes de leur injustice & de leur méchanceté. Ainsi les Chefs de la Cabale qui, grace au credit dont iîls étoient appuyés, gouvernoient tout le Corps du Magistrat, résolurent de ne me plus délivrer aucunes piéces. Toutes celles que je demandai me furent donc refusées. Les représentations de ma famille, celles de plusieurs membres du Magistrat indignés d’un refus si inique, les protestations, les sommations que je fis juridiquement signifier ; tout cela fut inutile. Il y eut des défenses faites à tous les Greffiers de me rien expédier, en sorte que tous les dépots publics resterent fermés pour moi seul.
Des procédés si violens, & si scandaleux m’obligèrent d’en porter mes plaintes par une Requête (p. 175) adressée à M. de Clerivaux, Commissaire qui avoit fait l’instruction. Ce Magistrat mit au bas de cette Requête, une Ordonnance qui en joignoit aux Greffiers de me délivrer les piéces dont j’avois besoin; & il leur donna un mois pour me faire cette délivrance. Mais ces Messieurs équivoquant sur les termes dans lesquels l’Ordonnance étoit conçûe, prétendirent qu’avant l’expiration du délai d’un mois je ne pouvois rien demander, & ils eurent la barbarie de me laisser pendant un mois entier dans les fers, réduit à suspendre le travai de ma défense, faute d’avoir des piéces qu’ils ne retenoient que pour prolonger mes souffrances & ma captivité. Ils ne s’en tinrent pas encore là.
L’expiration du délai ayant fait cesser le prétexte de leur refus, ils donnèrent de nouveaux ordres à (p. 176) leurs Greffiers de me délivrer les piéces que je demandois. Mais à peine les Greffiers se mirent-ils en devoir d’obéïr, qu’ils reçûrent de la Cabale des ordres contraires. Je fus donc encore forcé d’interrompre mon travail, & de languir au fonds de ma prison, en attendant qu’il plût à ces Mrs. de reconnoître l’indignité de leur conduite contre laquelle ils devoient voir que toute la Ville étoit soûlevée.
Mais la honte & les reproches du public ne faisant plus aucune impression sur ces ames de fer, ma famille crut devoir s’adresser au Ministre ; elle lui porta ses plaintes, & lui demanda justice. Sa réponse fut que je pouvois m’adresser à MM. du Parlement de Grenoble. Il fallut donc essuyer de nouveaux délais pour recourir : l’autorité de ce Tribunal ; & il se présenta de nouvelles difficultés, (p. 177) parce qu’alors le Magistrat de Strasbourg prétendit qu’il n’étoit point soûmis à la Jurisdiction de cette Cour. Enfin après tant de basses chicanes, la Cabale forcée par une Ordonnance du Parlement, se détermina au mois de May 1753, à consentir la délivrance des piéces depuis si long-tems demandées ; encore expédia-t-on tout cela avec une lenteur si affectée, que la passion n’éclate guère moins dans l’expédition même, que dans le refus d’expédier. Toutes les piéces justificatives de ces faits telles que les sommations réïtérées, la Requête présentée à M. de Clerivaux, son Ordonnance, la lettre du Ministre, &c. sont jointes au procès. (N° L) J’aurai occasion d’expliquer plus particulièrement dans la suite les véritables motifs d’un refus si opiniâtre, & si (p. 178) évidemment contraire à toutes les Loix & à tous les usages. Je me hâte quant-à-présent, d’entrer dans l’examen des faits qu’on nous a imputés à mon Père & à moi, & de faire voir le néant de ce fantôme d’accusation dont nous sommes devenus les victimes. Il est tems que je fixe l’incertitude du public sur la nature des prétendus crimes que la calomnie nous a supposés. Je dis l’incertitude du public, car je sçai que dans le monde on n’est nullement d’accord sur le genre de crime qui a occasionné notre détention. Mais comme la plûpart des hommes sçavent rarement consentir d’ignorer ce qu’ils ne sont pas toujours à portée de connoître, on a mieux aimé nous attribuer au hazard tels ou tels crimes, que de suspendre son jugement. C’est ainsi qu’on a imaginé toutes (p. 179) sortes d’horreurs qui se sont débitées dans les cercles, & qui n’ont ni le plus leger fondement, ni la moindre vraisemblance.
Pour sçavoir à quoi s’en tenir sur ce point, il ne faut que jetter les yeux sur les Lettres-patentes du 28. Juin 1752. qui ont nommé MM. du Parlement de Grenoble pour instruire notre procès : Elles contiennent les différens chefs de l’accusation intentée contre nous. Je n’ai donc qu’à rapporter les termes mêmes de ces Lettres. Elles portent que nous sommes soupçonnés mon Père & moi « d’avoir abusé de la manière la plus répréhensible, de l’autorité que nous tenions de Sa Majesté, en commettant des concussions de toute espèce, & en employant pour les colorer des suppositions qui ne pouvoient les rendre que plus (p. 180) criminelles. » Voilà littéralement comment s’expriment les Lettres qui établissent la Commission. C’est donc le crime de concussion qui fait le titre de l’accusation ; c’est là le corps du délit, qu’on prétend avoir encore été aggravé par les suppositions que nous avons, dit-on, employées pour le déguiser aux yeux du public.
Or on appelle concussion le crime d’un Officier public, qui, par l’abus qu’il fait de son autorité, extorque de ceux qui y sont soûmis des sommes d’argent que les Loix lui défendent d’exiger. Concussionis crimen contrahitur, disent les Jurisconsultes, quoties aliquià terrore potestatis illicité extorquetur. Telle est aussi la définition que nous en donne Cujas sur la Loi premiére au Dig. de concussione. Ainsi pour décider si nous avons réellement été concussionnaires, (p. 180) il ne s’agit que de sçavoir ; si abusant de l’autorité qui nous étoit: confiée, nous avons en effet extorqué de l’argent des sujets du Roi contre la prohibition des Loix.
Je ne m’arrêterai point à détailler après dlfférens auteurs, de combien coupable de maniéres on eut, ni se rendre de concussion ni quelle a eté sur ce point la Jurisprudence des Romains. Toutes ces recherches plus curieuses qu’utiles, seroient ici d’autant plus déplacées, qu’on va voir par les faits qu’il ne s’agit nullement ici de concussion. Car enfin, s’il est certain que mon Père & moi, pendant que nous avons exercé les fonctions de Préteur Royal, avons publiquement, & au sçû de tout le monde reçû des présens, il est également certain que nous avons pû les recevoir sans blesser les Loix de l’honneur, ni celles de (p. 182) la Justice. C’est ce qu’il m’est aisé de rendre sensible aux esprits même les plus prévenus.
On distingue ordinairement dans les fonctions du Magistrat, ou de l’homme public, celles qui ont pour objet l’administration de la Justice contentieuse, & celles qui ne regardent que les affaires qu’on appelle gracieuses. Les premières sont de droit étroit, & le Juge doit indispensablement, & en tout tems s’y comporter, de manière que son extrême délicatesse écarte jusqu’aux moindres soupçons de partialité. Ainsi dans tous les cas où le Magistrat remplit le ministère de Juge, & lorsqu’il est chargé de décider les différents ou contestations qui naissent entre ses justiciables, il est hors de doute que, soit avant, soit après le jugement. sa main doit rejetter tous les présens qui lui sont offerts par (p. 183) l’une ou l’autre des deux parties litigantes. C’est une maxime qui a toujours été reçûë dans tous les Tribunaux & chez toutes les Nations policées. La ville de Strasbourg en a fait une loi particulière par les articles arrêtés entre le Magistrat & la Noblesse en 1482. (N° LII) Il est très expressément ordonné à tous les membres du Senat de juger le pauvre comme le riche, avec defense à chacun d’eux, tandis qu’ils seront du Senat, de recevoir aucun présens, dons, ni rétributions par eux-mémes ou par quelqu’autre de leur part, à peine de parjure.
Assurément ni mon Père ni moi, n’avons jamais été accusés ni même soûpçonnés d’avoir violé une Loi si sacrée ; nos plus cruels ennemis n’ont pû se dispenser de nous rendre justice à cet égard. Ainsi il n’a jamais été question dans tout le procès d’aucuns (p. 183) présens reçûs dans des affaires contentieuses.
Les Loix n’ont pas toujours porté aussi loin la sévérité par rapport au ministère du Magistrat dans ses affaires gracieuses, telles que les services rendus aux Villes & aux Communautés, la nomination aux emplois, les élections, les adjudications, les baux & autres affaires de ce genre, dans les quelles le Magistrat peut légitimement & sans blesser la justice, accorder une protection plus ou moins étendue, & préférer entre des concurrens, d’ailleurs égaux, celui qui lui est le plus agréable. Dans ces cas particuliers, où il ne s’agit point de l’administration d’une justice exacte & rigoureuse, chaque peuple s’est fait des usages qui, confirmés par une longue exécution, ont insensiblement passé en force de Loi. Chez les uns la (p. 185) coûtume a autorisé le Magistrat à recevoir des présens pour toutes les affaires gracieuses, pourvû qu’ils fussent parfaitement volontaires, & qu’ils ne fussent d’ailleurs pré cédés d’aucun pacte. Chez les autres les libéralités les plus libres ont été défendues. Les mœurs des Romains présentent sur ce point les bizarreries les plus singulières.
Quoiqu’on ne remarque dans leurs Loix aucune distinction entre les affaires gracieuses & celles qui étoient du ressort de la justice contentieuse, on y voit, du moins d’un côté, qu’ils interdisoient toutes sortes de présens à leur Magistrat, exceptés ceux qui ne pouvoient être considérés que comme des bagatelles, & qu’ils appelloient Xenia, (V. la Loi 6. au Dig. de offic. Procons. & leg. La Loi 18. de offic. Præsidis. La Nov. VIII. &c) & d’un autre (p. 186) côté qu’il étoit permis à ceux qui vouloient parvenir aux dignités & aux offices, d’acheter à prix d’argent les suffrages des courtisans de l’Empereur. L’argent dont on payait leur protection se nommoit Suffragium, (V. la Loi unique au Code de suffragio, & Loyseau liv. III. des offices, chap. I.) & la Loi donnoit au Protecteur une action civile pour se faire payer des sommes stipulées par ces sortes de traités. Les différentes formes de gouvernement qui ont partagé l’Allemagne, n’ont jamais permis qu’il y eût dans tout l’Empire un usage uniforme sur ce point. Chaque Etat s’étant fait des Loix particuliéres, ce sont ces Loix qui ont réglé dans chaque Gouvernement les fonctions & les devoirs du Magistrat. Les Princes de l’Empire qui ont dans leurs Etats les droits de Souveraineté, ont fait chacun dans (p. 187) leur territoire tel réglemens qu’ils ont jugé à propos ; & comme les Magistratures dépendent absolument d’eux, & qu’elles ne sont point électives, ils en ont disposé ainsi qu’il leur a plû, A l’égard des Républiques de l’Empire, qu’on appelle Villes lmpériales, & qui forment des Gouvernemens démocratiques, telle qu’était la ville de Strasbourg, lorsqu’elle s’est mise sous la protection du feu Roi, elles ont toutes conservé à leur Magistrat, conformément à leurs anciennes coûtumes, la faculté de recevoir des présens volontaires dans toutes les affaires qui ne sont point du ressort de la justice contentieuse. Tels ont toujours été lés usages des peuples d’Allemagne, suivant le portrait que nous en fait Tacite, lorsqu’il dit d’eux en termes qui font honneur aux mœurs de ces Nations : Gaudent muneribus ; (p. 188) sed nec data imputant, nec acceptis obligantur.
Ces usages encore ont toujours subsisté, & subsistent aujourd’hui dans toutes les Villes Impériales. C’est un fait attesté par des actes de notoriété que je rapporte, & qui sont signés & scellés par les Magistrats de ces Villes. Ces actes sont joints au Procès (N° LIII)
Dès qu’il est constant que Strasbourg étoit une des Villes Impériales, lorsqu’elle se soûmit à la souveraineté du Roi en 1681, il s’ensuit que les mêmes usages étoient suivis à Strasbourg, comme ils le sont encore aujourd’hui ; parce que par la capitulation que je rapporte (N° L) la Ville & le Magistrat ont été expressément conservés dans tous leurs droits, coutumes, usages & privilèges.
(p. 189) Je prouve d’ailleurs que ces usages ont en effet constamment continué d’y être suivis, depuis l’époque de la capitulation jusqu’à présent ; & les preuves que j’en rapporte ne paroîtront assurément suspectes à personne, puisque je les tire des régîtres publics des différentes tribus de la ville de Strasbourg, & des informations même qui ont été faites contre nous par MM. du Parlement de Grenoble.
En effet ces régîtres constatent parfaitement cet usage, de faire des présens aux Magistrats dans toutes les affaires gracieuses, puisqu’on y voit année par année, l’époque & la valeur de tous les présens faits en pareil cas, & les noms de tous les Magistrats qui les ont publiquement reçus, depuis la capitulation jusqu’a présent. Les extraits de ces regîtres m’ont ete délivrés dans la forme la plus authentique ; (p. 190) ils forment une liasse énorme qui est jointe au procès. (N° LIV)
A l’égard des informations & des confrontations, elles contiennent de même les preuves les plus positives & les plus multipliées de cet usage. Mes juges y verront plus de cinquante témoins, qui attestent l’existence actuelle & l’ancienneté de cet usage. C’est un fait sur lequel ils pourront même remarquer, que plusieurs membres du Magistrat ont affirmativement déposé. Qu’ils jettent entr’autres les yeux sur les dépositions, & sur les confrontations des Srs. Stædel, Stamp, Diebold, Simon Brouner, Kamn, Blien, Fritsch, Gros, Frichel, Berstett, & de tant d’autres, dont les noms ne me reviennent pas à présent, & ils seront convaincus que de tous tems, & dans toutes les affaires gracieuses il a été d’un (p. 191) usage constant & public de de faire des présens aux Magistrats de Strasbourg, comme on en fait encore aujourd’hui dans tous les mêmes cas aux Magistrats des Villes Impériales.
Enfin à tant de preuves j’en ajoûte une, qui n’est pas d’un moindre poids que toutes les autres. C’est un acte de notoriété de la Ville même de Strasbourg, signé du Stetmeistre Régent, qui atteste le même usage, & il est joint au procès. (N° LV)
Voilà donc d’abord nn point capital, sur lequel il ne sçauroit rester ni doute, ni équivoque, sçavoir, qu’à Strasbourg, ainsi que dans les autres Villes Impériales, où le Gouvernement est démocratique, il a de tout tems été d’usage de faire des présens aux Magistrats dans toutes les affaires gracieuses, (p. 192) telles que les nominations aux emplois, les élections & autres de cette espèce. Cet usage des présens a même été étendu jusqu’aux Gouverneurs, & aux Intendans depuis la Capitulation de 1681.
Or cet usage n’étant ni ne pouvant être contesté, je soûtiens qu’il est impossible de nous condamner, pour n’avoir fait que suivre une coûtume établie longtems avant nous, & que tous les membres du Magistrat ne se sont encore aucun scrupule de suivre.
Nous lisons dans les Lettres de Pline, que de son tems une pareille question se présenta deux fois dans l’une des deux espèces rapportées par cet auteur. On voit qu’il consulta l’Empereur Trajan, & que ce grand Prince, regardé avec raison comme le modéle des Souverains, décida en faveur de l’usage. Il me semble, dit alors ce (p. 193) sage Empereur, que pour nous tenir à ce qui est toujours de plus sûr, il faut suivre la coûtume de chaque Ville. Ce sont les termes mêmes de la réponse qu’il fit à Pline, suivant la traduction de M. de Sacy, tom. 3. des Lett. de Pline, liv. 10. Lettre 114.
Le même Auteur, tom. 1. liv.4.. Lett. 9, rend compte d’une accusation intentée contre Junius Bassus, Gouverneur de Bithynie, pour avoir reçu des présens pendant sa Magistrature. Sa défense consistoit à dire qu’en cela il n’a voit fait que suivre un usage qu’il avoit trouvé établi dans la Bithynie, lorsqu’il avoit pris possession de son Gouvernement. Pline qui fut son Avocat, observe que l’affaire étoit fort délicate, parce que la Bithynie étoit assujettie à l’observation des Loix Romaines, qui défendoient absolument les (p. 194) présens. Ainsi l’usage allégué, étant contraire aux dispositions d’une Loi positive, cet usage paroissoit n’être plus qu’un abus qui sembloit ne pouvoir ni justifier, ni excuser Junius Bassus. Cependant après une longue discussion de cette affaire, l’accusé gagna sa cause par un Jugement du Senat, & Pline ajoûte que ce Jugement fut universellement applaudi. « Le Senat, dit-il, s’étant séparé, Bassus se vit de toutes parts abordé, environné avec de grands cris, & avec toutes les démonstrations d’une joye estrême. »
Mais lorsque je cite ce Jugement du Senat de Rome, je dois faire remarquer l’extrême différence qui se trouve entre notre espèce, & celle du Gouverneur de Bithynie. L’usage qu’il alléguoit étoit contraire aux Loix, sur lesquelles il devoit se régler dans son (p. 195) Gouvernement ; dans Strasbourg au contraire il n’y a point de Loi qui s’oppose à l’usage que je réclame. La Ville de Strasbourg n’a jamais connu d’autres Loix que ses usages, & les réglemens qu’elle s’est fait elle-même ; & le Roi l’a conservée expressément sur cet objet dans sa première indépendance, en lui laissant la liberté de se gouverner par ses Loix. Or il n’y en a aucune qui défende l’usage des présens dans les affaires purement gracieuses, les présens ne sont prohibés que dans les affaires contentieuses ; & comme c’est au Senat que ces affaires contentieuses sont portées, le Réglement de Strasbourg de 142, n’interdit les présens qu’aux Magistrats qui font le service actuel au Senat, & pendant le tems de leur service : tandis qu’ils seront du Senat.
Tels sont les termes du Réglement (p. 196) qui font assez connoître que la prohibition n’a pour objet que le cas unique, où il s’agit de l’administration de la Justice contentieuse qui s’exerce dans les seules Chambres du Senat. Ainsi la disposition de cette Loi expressément restrainte aux seuls Officiers, étant actuellement de service, & aux seules affaires du Senat, c’est-à-dire, aux seules affaires contentieuses, prouve assez clairement que dans toutes les affaires purement gracieuses, l’usage des présens volontaires n’a jamais été interdit à Strasbourg, & que cet usage y est même confirmé par la disposition d’une Loi publique, qui en restraignant la prohibition des présens à un cas seulement, est dès-là censée les permettre dans les cas, sur lesquels cette prohibition ne tombe point. Aussi cet usage est-il de notoriété publique, (p. 197) & personne n’a-t’il jamais imaginé d’en faire un crime, ni au Préteur Royal, ni aux autres membres du Magistrat de Strasbourg. La différence que je trouve donc entre la cause de Junius Bassus & la notre, consiste en ce que ce Romain ayant suivi un usage contraire à la Loi, il pouvoit, peut-être, avoir besoin de quelque indulgence, & qu’en réclamant ici un usage plûtôt autorisé que prohibé par nos Loix, je ne demande que justice.
D’ailleurs qu’on envisage à quoi ces présens ont été employés, & l’on verra que loin d’en pouvoir regarder l’usage comme abusif, on ne doit au contraire les envisager que comme un secours, sans lequel le Préteur Royal seroit dans l’im possibilité de remplir les engagemens que lui impose sa place, & de fournir à toutes les dépenses (p. 198) que lui occasionnent sans cesse ses différentes fonctions, soit pour l’honneur & l’interêt de la Ville, soit pour le bien de l’Etat & le service du Roi.
Combien en effet de voyages coûteux n’est-il pas forcé de faire à la Cour pour les affaires de la Ville ? Combien de Princes étrangers, de Seigneurs & d’officiers Généraux n’est-il pas perpétuellement dans la nécesiité de recevoir chez lui ? Combien de rélations très-interessantes pour l’Etat, ne doit-il pas entretenir dans tous les tems avec l’étranger ; & quelles dépenses, sur-tout pendant la guerre, n’est-il pas obligé de faire pour se ménager des correspondances chez nos voisins, & pour faire passer aux Ministres & aux Généraux des nouvelles importantes, & des avis qui décident quelquefois du sort d’une Province (p. 199) ou d’une Armée ? On convient que mon Père a rempli tous ces devoirs dispendieux avec toute la dignité, toute l’intelligence & toutle zéle qu’on pouvoir attendre d’un bon citoyen, & d’un fidéle serviteur du Roi. On convient aussi que pour toutes ces dépenses extraordinaires qui se sont renouvellées journellement, il n’a jamais rien reçu, ni de la Ville, ni du Roi. Comment donc avec les 18.000 livres que lui produit annuellement sa place, auroit-il pû y subvenir, s’il n’y avoit pas employé ces mêmes présens qu’il recevoit de la libéralité des citoyens ? Aussi tout le monde est-il bien instruit qu’il ne s’est pas enrichi dans cette place honorable. Il est même de notorieté publique dans Strasbourg. que depuis 30 ans, il y a mangé près de 400.000 livres de son pattimoine.
(p. 200) Mais on me dira sans doute que l’usage des présens étant constant & de notorieté publique, je ne dois pas m’attendre de persuader à qui que ce soit qu’on ait prétendu nous rendre responsables de cet usage plus ancien que nous, ni nous faire déclarer coupables pour avoir simplement reçû des présens usités, qui nous auroient été offerts volontairement & de plein gré. Que le crime de concussion dont on nous accuse, ne consiste pas dans l’acceptation publique d’un présent qui se fait librement, sans pacte & sans contrainte, conformément à des usages reçûs & autorisés de tous tems. Que ce crime suppose nécessairement une extorsion, c’est à-dire, une contrainte dans la personne du donateur, qui ôte au don prétendu le caractère de libéralité, & qui fait dégénérer en (p. 201) exaction punissable, ce qu’on voudroit faire passer pour l’effet naturel de la pure reconnoissance. Ainsi, me dira-t-on, lorsque vous ne parlés que de présens reçus, conformément à un usage anciennement établi & connu de tout le monde, vous donnés le change, vous déguisés l’état de la question, vous éludés la difficulté en dissimulant les circonstances essentielles qui peuvent rendre vicieuse & criminelle une action que vous représentés comme fort innocente, & qui dépoüillée de ces circonstances, le seroit en effet. Il s’agit donc de sçavoir, continuera-t’on, si votre Père & vous n’avez point employé des moyens illicites pour vous procurer ces présens, si vous n’y avez point forcé les donateurs par la crainte de votre autorité, ou par des traités qui blessent l’honneur de la Magistrature, & qui en (p. 202) introduisant la vénalité des suffrages & de la protection, laissent en proye à la brigue & à l’avarice, ce qui n’est dû qu’au merite & à la vertu.
Pour répondre à cette objection, je supplie mon lecteur d’observer qu’il doit soigneusement distinguer avec moi entre le titre de l’accusation & les preuves du délit. Je conviens que le crime de concussion fait réellement le titre de l’accusation. Mais je soûtiens que les faits imputés à mon Père & à moi n’ont aucun rapport à ce titre d’accusation, & qu’il n’y en a pas un seul qui caractérise le crime de concussion, pour lequel on a prétendu nous faire notre procès. C’est ce qu’il s’agit de développer.
Je dis d’abord, que mon Père ni moi n’avons jamais reçu aucunes sortes de présens dans les affaires contentieuses, & je défie qui que ce (p. 203) soit de prouver le contraire ; aussi n’y a-t’il dans les informations aucun témoin qui nous ait imputé ce genre de prévarication. Nous sommes donc irréprochables quant à ce premier point, & nos ennemis ne sçauroient eux-mêmes en disconvenir. J’ajoute en second lieu que dans les affaires gracieuses, nous avons ouvertement reçu des présens au vû & au sçû de tout le monde ; mais je soûtiens qu’en cela nous n’avons commis aucune concussion, ni péché en rien contre l’honneur de la Magistrature, parce que ces sortes de présens sont autorisés par un usage aussi ancien que la constitution du Gouvernement de Strasbourg, & qu’ainsi nous n’avons fait que nous conformer â une coûtume établie longtems avant nous, & suivie journellement sous nos yeux par tout le corps du Magistrat.
(p. 204) Qu’on ne nous soupçonne point d’avoir pris de mauvaises voyes, ni employé de bas artifices pour nous procurer ces présens; puis qu’étant usités, il est évident que nous n’avions rien à faire pour nous procurer ce que la coûtume nous déféroit naturellement, & sans que nous eussions besoin de faire aucune démarche. Aussi n’avons-nous jamais fait un pas, ni lâché un mot qui pût tendre à provoquer ces sortes de libéralités ; jamais elles n’ont été précédées, ni directement ni indirectement d’aucun pacte, ni même des plus légères insinuations, ensorte qu’il n’y eut jamais rien de plus libre, ni de plus volontaire de la part des donateurs. C’est ce qui est attesté par tous les témoins de l’information, qui déposent unanimement que ce qu’ils ont donné, ils l’ont donné sans aucune convention (p. 205) préalable, sans contrainte, de leur propre mouvement, de leur plein gré, & conformément à l’usage. La plûpart déposent même de semblables présens faits aux autres membres du Magistrat suivant l’ancienne coûtume. Il est donc vrai que si la seule acceptation de ces présens volontaires, dans le cas des affaires purement gracieuses, pouvoit être considérée comme un crime de concussion, ce qui ne tombe pas sous le sens, ce crime seroit commun à tout le corps, puisqu’il est vrai qu’il n’y ‘a pas un seul membre dans la compagnie qui n’en ait reçu comme nous, sans scrupule & sans mystère. Mais pour faire sentir comment, & dans quel cas se font ces sortes de présens, je crois devoir expliquer par des exemples, de quelle manière cela se passe dans le Magistrat de Strasbourg.
(p. 206) Lorsque dans le Magistrat il se trouve une place vaccante, la compagnie s’assemble pour faire l’élection d’un nouveau sujet, à la pluralité des voix. Chacun alors donne sa voix à celui des Concurrens qu’il trouve le plus digne, & l’élection se déclare en faveur de celui qui a le plus grand nombre de voix. C’est apres cette élection faite & rendue publique, que l’Officier élu va faire son remerciment aux différens membres du Magistrat, & qu’il fait tel présent qu’il juge à propos aux chefs de la compagnie, de maniére que souvent il fait un présent à des Magistrats dont il n’a pas eu la voix.
Il en est de même, lorsqu’il s’agit de nommer à quelque emploi dépendant de la Ville & du Magistrat. La nomination à cet emploi se fait à la pluralité des voix par la Chambre, dans le district de (p. 207) laquelle est l’emploi, & après la nomination faite, l’Employé fait son présent aux chefs de la Chambre.
Dans le cas des baux, ventes, ou adjudications des biens dépendans de la Ville, la Chambre qui en doit connoître nomme à la pluralité des voix, des Députés pour examiner ce dont il s’agit, & pour rendre compte au Magistrat assemblé, de l’utilité ou inutilité de la chose proposée. Ces Députés après avoir pris les instructions nécessaires, & procédé à l’examen de l’affaire dont ils étoient chargés, dressent un procès-verbal de leurs observations, qui se lit & se discute dans l’assemblée du Magistrat. Ainsi, s’il est question de donner à ferme quelque domaine de la Ville, les Députés détaillent dans leur procès-verbal les raisons qui peuvent déterminer à affermer ou à vendre ; ils expliquent le pour (p. 208) & le contre ; ils déterminent le prix qu’on doit exiger ; ils proposent les charges & les conditions qu’on peut imposer aux Fermiers, ou à l’acquereur, les précautions qu’on doit prendre pour assurer le payement ; ensuite les Avocats Généraux de la Ville donnent leurs conclusions, & sur ces conclusions, chacun à son rang opine, comme il le juge à propos, & la pluralité des voix décide pour le bail ou pour la vente, & pour toutes les clauses & conditions qui doivent y être insérées. Tout cela s’écrit fort au long par le Greffier sur le Régître du Magistrat, & le bail ou la vente se trouvant ainsi arrêtés à la pluralité des voix, le Fermier ou l’adjudicataire, muni de l’expédition de son titre, fait quelques jours après aux Chefs de la Chambre, & aux Députés les remercimens & les présens qu’il juge à propos.
(p. 209) ll y a encore d’autres cas où les présens sont en usage, par exemple, lorsqu’un membre du Magistrat est élu pour être à la tête d’une tribu, cette tribu lui fait un présent, & celle lui en fait en beaucoup d’autres occasions, comme mes Juges le verront par les extraits des Régîtres des tribus que j’ai joints au procès. (N° LVI)
Ainsi l’on voit qu’il n’est jamais question de présens avant la conclusion des affaires. On voit d’ailleurs que toutes les affaires s’examinent, se discutent & se règlent avec toutes les formalités, & toute la régularité qu’il est possible de désirer, que tout se décide à la pluralité des voix ; & l’on sçait que le Préteur n’a que sa voix sur 53. Il ne sçauroit donc ni favoriser ceux qui lui plaisent, ni écarter ceux qui pourraient lui être désagréables, (p. 210) qu’autant que la Compagnie elle-même croit devoir être Favorable aux uns, & contraire aux autres ; ensorte que c’est toujours par le concours des suffrages de la Compagnie que les élections se font, que les emplois se donnent, & que toutes les affaires s’administrent.
Il est donc contre toute raison de vouloir faire passer pour des concussions, des libéralités aussi volontaires, aussi publiquement autorisées par un usage ancien & commun à toutes les Villes Impériales telle qu’étoit Strasbourg, lorsqu’elle se soûmit au Roi, sur-tout lorsqu’on voit qu’alors cette Ville a-été expressément conservée par la capitulation dans tous ses droits, usages & coûtumes. Aussi lorsque nos dénonciateurs ont fait entendre à la Cour que nous étions coupables de toutes sortes de concussions, (p. 211) ont-ils senti mieux que personne qu’ils avoient besoin d’autres faits pour caractériser un crime de concussion. Ils sçavoient bien que la Cour ni la Justice n’envisageroit jamais comme des concussions punissables, ce qui étoit autorisé par un usage public, & dans tous les tems connu du ministère. Ils ont donc imaginé deux faits, l’un contre mon Pére, l’autre contre moi, pour fonder une accusation de concussion, qui pût au moins avoir quelque vraisemblance ; & c’est en effet sur ces deux faits particuliers qu’ils ont fondé toutes leurs espérances. Ce sont donc à proprement parler, ces deux faits qui ont fait la base des accusations, & le fondement de notre malheureux procès. Ainsi c’est dans l’examen que je vais faire de chacun de ces faits, que je demande singulièrement l’attention de mes Juges & du Public.
(p. 212) Le premier ne regarde que mon Père, le second n’a rapport qu’à moi. Je commence par celui qui étoit personnel à mon Père.
On a vû dans le détail des faits dont j’ai rendu compte, qu’en 1748 les revenus de la Ville furent affermés par un bail général moyennant 792.000 liv. par an. L’Adjudicataire & ses Associés dans cette ferme, firent, quelque tems aprés l’adjudication, les présens usités, tant aux Députés du Magistrat qu’à mon Pére. Ces Fermiers qui ont déposé dans les informations, sont convenus que ces présens ne furent faits que quelques tems après l’adjudication faite conformément aux conclusions des Avocats Généraux de la Ville, & de l’avis unanime de tout le Magistrat assemblé, qu’ils n’avoient été précédés d’aucun pacte ni convention; & qu’enfin ils avoient été faits (p. 213) volontairement & de plein gré en la maniére accoûtumée.
J’ay dit que cette ferme, quoi qu’infiniment utile à la Ville, avoit été résiliée environ dix-huit mois après l’adjudication, graces à l’opiniâtreté des factieux, qui regrettoient de ne plus avoir une administration, dans la confusion de laquelle chacun d’eux trouvoit son compte. Lorsque cette résiliation fut faite, il fallut pourvoir au dédommagement des fermiers, & leur tenir compte des avances & des frais qu’il avoient faits ; & l’on conçoit bien qu’ils firent entrer dans leurs indemnités les présens qu’ils avoient faits au Magistrat, dans l’espoir de jouir d’un bail qu’on leur ôtoit dès la seconde année de leur jouïssance. Par les arrangemens que prit le Magistrat avec ces fermiers, ils ont été indemnisés, & il leur a nommément été (p. 214) tenu compte des présens en question.
Sur ces faits fort simples en eux-mêmes & justifiés, soit par les informations & les confrontations, soit par les piéces jointes au procès ; voici ce que la calomnie a imaginé.
On a d’abord supposé que mon Père étoit interessé pour moitié dans la Ferme. Mais la fausseté de ce fait a été avérée ; 1° Parce qu’on n’a jamais pû en rapporter aucune preuve ; 2° Parce que les associés dans la Ferme sont eux-mêmes convenus lors des informations, que mon Père n’y avoit aucune part. J’ajoûterai que cette supposition étoit d’ailleurs fort mal imaginée pour inculper mon Père, parce qu’il est de notorioté publique à Strasbourg que tous les membres du Magistrat peuvent s’intéresser dans les Fermes de la Ville, & (p. 215) même s’en rendre adjudicataires en leurs noms. Cela s’est toujours pratiqué, & cela se pratique encore tous les jours, comme on peut le justifier par cent exemples ; c’est même un des membres du Magistrat, qui en 1748 s’est rendu adjudicataire de la Ferme générale dont il s’agit, sans que qui que ce soit y ait trouvé à redire. Je rapporte l’adjudication ; (N° LV) il faut même de toute nécessité que cela soit ainsi, parce que les Fermes de la Ville ne se donnant qu’à des citoyens de Strasbourg, & le corps du Magistrat composant la plus riche & la plus considérable partie de la Ville, il seroit impossible d’affermer, si les Membres du Magistrat étoient exclus des Fermes publiques.
De cette fausse & ridicule supposition on a passé à une seconde, (p. 216) qui n’est pas moins absurde. On a prétendu que mon Père, pour empêcher les Fermiers de se faire tenir compte du montant des présens qu’ils lui avoient faits, leur avoit fait dire par le Sr. Daudet son Secrétaire, qu’ils ne pouvoient rien répéter de ces présens, parce qu’il ne les avoit pas reçus pour lui, mais pour une personne de distinction, à qui ils avoient été envoyés, & à qui il n’étoit ni convenable, ni possible d’en demander la restitution. Le respect ne me permet pas de nommer la personne à qui l’on suppose que mon Père faisoit une injure si atroce. Tout ce que je puis dire, c’est que cette personne honorant mon Père de sa protection, on comptoit bien lui enlever cet appui, & lui faire perdre sans retour un aussi puissant protecteur. Que falloit-il de plus pour s’assurer de sa perte ?
(p. 217) Il étoit question de produire la preuve d’un fait si grave & si important ; car enfin, ce propos ayant été tenu, dit-on, par le Sr. Daudet, de l’ordre de mon Père, aux Fermiers ou associés de la Ferme, qui étoient au nombre de sept, le fait devoit être attesté au moins par les dépositions des sept témoins ; cependant il n’en a paru que deux qui sont les Sieurs Moog & Capaun. Pourquoi les cínq autres associés, qui ont été entendus ans l’information, n’ont-ils rien déposé sur ce fait ? La meilleure raison que j’en puisse donner, c’est que de sept personnes on n’a pu en corrompre que deux. Mais comment y est-on parvenu ? C’est ce que je ne dois pas laisser ignorer à mes Juges & au Public ; quoique dans l’exposé que je vais leur faire, je sois forcé de passer sous silence des circonstances bien intéressantes. Au reste (p. 218) le Public seul en sera privé, car il est certain que mes Juges retrouveront dans le cahier des confrontations, tout ce que la prudence m’oblige de taire ici.
Les Sieurs Moog & Cappaun sont deux membres du Magistrat. Comme ils sont Luthériens l’un & l’autre, l’affaire de l’alternative pour les Chaires de Professeurs, proposée en 1749, les rendit mortels ennemis de mon Père. Ils sont dès lors entrés dans toutes les cabales qui se sont formées pour nous perdre. Je ne sçaurois, malheureusement, développer ici comment, ni par qui ils furent d’abord sollicités à débiter en compagnie, par forme de conversation, le fait de l’ordre prétendu, donné par mon Père au Sr. Daudet. Ce que je sçais, c’est que ce propos étant une fois lâché, sans que vraisemblablement, ils en prévissent toutes les suites, (p. 219) on leur proposa de l’attester par écrit dans une déclaration signée d’eux. Comme il arrive assez souvent, qu’on hazarde legerement bien des choses qu’on n’est pas toujours disposé à scéler de sa signature ; ces deux Messieurs ne voulurent point donner à M. Desnan la déclaration qu’on leur demandoit. On insista en leur citant les témoins devant qui ils avoient tenu ce même propos ; on leur fit entendre, qu’on les obligeroit de le soûtenir, & qu’on les chasseroit du Magistrat comme des calomniateurs; ils persisterent dans leur refus. Alors pour leur faire voir que les menaces qu’on leur faisoit étoient tres-sérieuses, on se saisit de leurs personnes, & on les fit mettre dans les prisons de Strasbourg. Ces préliminaires violens les déterminerent enfin à signer & à remettre à M. Desnan la déclaration telle (p. 220) qu’on la leur demandoit ; & on les mit en liberté. On paya même pour eux fort généreusement toutes les dépenses qu’ils avoíent faites dans la prison, comme ils en sont convenus lors des confrontations.
Qu’on ne me demande; point par quel ordre ils furent ainsi constitués prisonniers ; c’est une particularité que j’ignore. Tout ce que je peux dire, c’est que je ne connois aucune autorité légitime, en vertu de laquelle ils ayent pu être emprisonnés de la sorte, sans avoir commis ni crime, ni délit.
Cette maniére de faire parler des gens dont on avoit besoin, paroissant tout à la fois sort commode & fort efficace, on en usa de même â l’égard du Sr. Daudet ; car il falloit que Daudet attestât qu’il avoit en effet reçu de mon Père l’ordre de tenir le propos que ces deux Messieurs lui faisaient tenir. (p. 221) Ainsi Daudet ayant constamment refusé de se prêter à cette imposture, fut arrêté & mis en prison. Là il fut interrogé par Desnan ; j’ignore en vertu de quel décrét ou jugements mais ce que je sçais bien, c’est que dans cette interrogation Daudet nia le fait, & soûtint que c’étoit une calomnie insigne.
Ce premier interrogatoire ayant mal réussi, on donna au prisonnier un peu de tems pour rappeller ses idées & pour se consulter. Pendant cet intervalle de relâche, les chefs de la cabale se partagèrent, les uns s’emparèrent du Sr. Daudet, les autres se rangèrent auprès de sa femme, & chacun de son côté travailla de son mieux à persuader au mari & à la femme qu’ils étoient perdus sans ressource, si Daudet persistoit dans sa dénégation. On devoit lui faire son procès, lui faire (p. 222) perdre les emplois qu’il tenoit du Magistrat, en un mot le deshonorer & le ruiner lui & toute sa famille. Si au contraire il avouoit les faits de bonne grace, il conservoit son honneur, son repos, ses places, sa fortune, & la protection de tous ceux qui étoient à portée de rendre encore sa situation plus gracieuse. Ces deux tableaux, peints des couleurs les plus vives, firent l’impreffion qu’on en attendoit, la femme effrayée ébranla le mari, qui dans un second interrogatoire répondit enfin conformément à ce qu’on exigeoit de lui. Ainsi il convint d’avoir dit aux associés de la Ferme, en vertu d’un ordre verbal de mon Père, qu’ils ne devoient pas compter au nombre des répétitions qu’ils avoient à prétendre, une somme de soixante mille livres qui avoit été envoyée à la personne qu’il nomma.
(p. 213) Il est aisé de concevoir, qu’en présentant à la Cour cet interrogatoire de Daudet, & les deux déclarations signées de Moog & Capaun, on fit envisager aux Ministres ces trois piéces, comme contenant la preuve la plus complette des concussions imputées à mon Père, & des suppositions qu’il avoit employées pour les colorer, & qui ne pouvoient que les rendre plus criminelles.
Quoiqu’il en soit, ces prétenduës concussions étoient une chimère, comme je l’ait fait voir ; puisque les présens faits par les associés dans la Ferme avoient été parfaitement volontaires, qu’ils n’avaient été précédés d’aucun pacte ni convention, qu’ils étoient fondés sur un usage public ; & que par cette raison les députés du Magistrat y avoient eû part avec mon Père, conformément à la Coûtume du Pays. Tout ce que je dis, (p. 224) ici est prouvé par les informations & par les confrontations.
Or, dès qu’il est bien constant que l’acceptation du présent en question, ne rendoit ni mon Père, ni les députés du Magistrat coupables du crime de concussion ; il est sensible que mon Père n’avoit aucune supposition à employer pour colorer un crime qui n’existoit pas, & dont il n’avoit pas lieu de craindre qu’on pût jamais l’accuser.
D’ailleurs, pourquoi mon Père auroit-il fait dire à ces Fermiers, qu’il n’avoit pas profité du présent qu’ils lui avoient fait ? Ce ne pouvoit être sans doute, que pour se dispenser de le leur rendre après la résiliation du bail qui y avoit donné lieu. Or ce motif se trouveroit contradictoire avec le fait même ; puisqu’il est certain dans le fait, de l’aveu même des Fermiers qui en conviennent, que les (p. 225) présens qu’ils avoient faits leur furent rendus, & qu’en consentant la résiliation de leur bail, ils furent pleinement indemnisés.
Il est donc évident que cette calomnie étoit d’une absurdité choquante, & que la moindre réflexion auroit suffi pour la détruire, quand même l’interrogatoire de Daudet, & les deux dépositions de Moog & Capaun auroient été capables de former une preuve juridique contre mon Père. Mais il est hors de doute que, ni cet interrogatoire, ni ces deux dépositions ne pouvoient jamais faire aucune charge contre mon Père, en supposant même que ces trois particuliers n’eussent pas été violentés comme ils l’ont été, pour les obliger à donner des déclarations extrajudiciaires.
En effet, pour former la preuve d’un fait contre un accusé, il faut (p. 216) que ce fait soit au moins attesté par les dépositions uniformes de deux témoins qui en déposent, comme en ayant une connoissance personnelle ; car c’est une maxime connuë de tout le monde que les simples oüi dire ne font aucune preuve. Or dans l’espèce, non-seulement il ne se trouve pas deux témoins qui chargent mon Père, mais il n’y en a pas même un seul qui déposé du fait qui lui est imputé. Ce fait capital seroit le prétendu ordre verbal donné par mon Père à Daudet ; puisque ce n’est qu’en donnant cet ordre que mon Père auroit pû se rendre coupable. Or, les deux dépositions de Moog & Capaun, ne fournissent aucune preuve de ce fait. Ces deux témoins ne disent point que mon Père aît donné cet ordre. Ils ne prétendent point avoir aucune connoissance qu’un pareil ordre soit jamais émané de (p. 227) mon Père ; l’un des deux (c’est Moog) dépose seulement avoir entendu dire à Daudet, qu’il avoit reçu cet ordre de mon Père. Ainsi sa déposition n’est qu’un oüi dire rejetté par toutes les Loix & incapable de faire aucune preuve en Justice. A l’égard de Capaun, second témoin, il ne parle nullement de cet ordre prétendu, ni par oüi dire, ni autrement. D’où il résulte que dans ces deux dépositions il n’y a absolument aucune preuve contre mon Père ; puisque le premier témoin n’en parle que par oüi dire, & que le second n’en dit rien du tout.
Quant à Daudet qui dans son interrogatoire, dit avoir reçu de mon Père l’ordre verbal en question, il n’y a personne qui ne sçache qu’une pareille allégation dans la bouche d’un accusé, ne sçauroit faire la moindre charge contre ses coaccusés, quand le fait n’est pas (p. 228) d’ailleurs constaté par des dépositions précises. Ainsi il ne résulte pas plus de preuve de l’interrogatoire, que des deux dépositions. J’ai donc raison de dire, que sur ce fait non plus que sur les autres, il n’y a jamais eu aucune preuve, que mon Père ait commis aucune concussion, ni que pour colores ces concussions imaginaires, il aît employé des suppositions propres les rendre encore plus criminelles.
Voilà cependant sur quoi mon Père a été arrêté, décreté, constitué prisonnier, & honteusement livré après trente ans de services signalés, à toutes les horreurs d’une procédure criminelle qui lui ont enfin arraché l’a vie dans l’obscurité d’une prison. C’est une idée que je ne sçaurois soûtenir ni perdre de vuë, & qui sera à jamais le tourment de mes jours. Mais je le sçais, ce n’est pas de mes douleurs que j’ai (p. 229 à instruire le public ; je le supplie de me pardonner ces cruelles réflexions qui m’échappent. Ce sont des faits, des raisons, & des moyens de justification qu’il attend de moi ; je vais donc tacher d’acquitter ce que je lui ai promis & je me flâte de remplir son attente.
Le fait dont je suis personnellement accusé, est sans contredit un des faits les plus graves qui puisse jamais fonder une accusation de concussion. On m’impute d’avoir extorqué d’un Juif, nommé Raphaël Lévy par des menaces & par des violences, différentes sommes d’argent, & d’avoir même supposé de fausses lettres du Ministre pour intimider ce Juif, & pour le forcer par la crainte des fers & du supplice à me donner tout ce que je lui demandois.
Pour me convaincre de ce crime affreux, on produit contre moi (p. 230) trois témoins, qui sont ce même Raphaël Lévy, Michel Levy son fils, & Jean Dietrick, Banquier & associé de ces deux Juifs. Quoique les faits dont ils déposent, soient infiniment graves, j’ose dire que je n’en suis nullement effrayé ; & l’on va voir qu’en effet je n’ai pas lieu de l’être. Mais avant que d’entrer dans l’examen du fonds de leurs dépositions, il est important de faire connoître au public le caractère de ces témoins, & les moyens qu’on a employés pour se procurer leurs témoignages. Je me flâte que dans ces éclaircissemens préliminaires qui font une partie essentielle de ma défense, on trouvera d’abord qu’il n’y eût peut-être jamais dans aucune procédure criminelle de témoins plus reprochables, & plus légitimement reprochés. Je ferai voir ensuite par le fonds même de ces dépositions (p. 230) que je rapporterai en entier, que la fausseté & l’imposture y éclatent de toutes parts, & que si l’on a jamais puni de faux témoins, ceux ci ne sçauroient se soustraire aux rigueurs de la Justice.
Tout le monde sçait quelle est en général la réputation des Juifs dans le Royaume. Ce n’est pas par une haine mal entendue du Judaïsme, ni par un sentiment aveugle, que les Chrétiens & presque tous les peuples se sont accordés à mépriser, & même à détester les restes malheureux de cette nation dispersée sur la surface de la terre. Une mauvaise foi insigne dans le commerce, un exercice public de l’usure la plus outrée, une avarice insatiable qui est la source de tant d’autres crimes, & une haine implacable pour tous les hommes qui ne sont pas de leur secte, les ont rendus à juste titre l’objet du (p. 232) mépris & de l’exécration de toutes les nations policées.
On ne doit donc pas s’étonner, si par les Loix du Code & des Novelles (Leg. 21 Cod. de Hæret. Novel. XXXXV.) ils sont déclarés incapables de porter témoignage en Justice contre les citoyens, & nous suivons en France la disposition de ces Loix, comme on le peut voir dans tous nos Auteurs, tels que Socin sur la Loi Sciendum §. dernier, au Dig. Qui satisdare cog. Bartole sur la Loi, Cunctos populos. C. de fam. Trin. Alexandre Com. 179. Com. 35. dans les décisions du Senat de Piedmont, Decis. 72., & enfin dans le Recuëil des Arrêts d’Augeard, tom. 3 chap. 11. Mais elles s’observent singulièrement dans la ville de Strasbourg, où de tout tems les Juifs ont été proscrits & déclarés infames, jusques (p. 233) là qu’il leur est expressément défendu de contracter & de commercer avec aucun habitant de la Ville. Toute action en Justice leur est même refusée ; & les réglemens prononcent contre eux la confiscation des créances qui pourroient résulter en leur faveur de ces engagemens prohibés. C’est ce qu’on voit dans les réglemens de 1570 & 1661 (N° LVI) rendus par le Senat de Strasbourg, & qui sont encore aujourd’hui en pleine vigueur, comme on peut s’en convaincre par la lettre du Ministre du 15 Mai 1743, que j’ai jointe au procès avec ces réglemens. (N° LVII)
Les deux Juifs qu’on a fait paroître dans cette affaire, n’ont toujours que trop justifié par leur conduite, les motifs qui ont fait proscrire leur secte, & je puis dire qu’ils (p. 234) méritent personnellement tous les sentimens de mépris & d’aversion que les Loix du Gouvernement de Strasbourg ont inspirés aux habitans de cette Ville contre ces sortes de pestes publiques. Leur famille est singulièrement notée dans les Régîtres de la Police & des Greffes criminels de Strasbourg.
Raphaël Lévy, l’un des deux témoins qui ont déposé contre moi, aussi bien que Michel Lévy son fils, second témoin entendu contre moi, ont été poursuivis criminellement, & condamnés par la Monnoye pour crime de billonnage, comme on le peut voir par la piéce jointe au procès. (N° LVI)
Ces deux mêmes Juifs furent violemment soupçonnés d’un vol en 1747, & le défaut de preuves suffisantes, joint à l’indulgence de feu M. le Cardinal de Rohan, les (p. 235) sauva. Enfin je rapporte des jugemens rendus en 1750 & en 1751 contre Leon Lévy, second fils de Raphaël, qui fut emprisonné à la Requête du Procureur du Roi de la Monnoye, amendé & interdit de ses fonctions de changeur, pour avoir violé un dépôt. Telle est la famille dans laquelle on a choisi deux témoins pour me perdre. Il paroît qu’il n’étoit guére possible de se mieux addresser pour trouver des gens qui fussent traîtables, & que la délicatesse ou le scrupule ne pût pas rendre de difficile composition. Les jugemens & les piéces justificatives de ces faits sont joints au procès. (N° LVIII)
D’un autre côté, je ne dois pas négliger de faire observer que pour s’assurer tous les suffrages de la famille, il suffisait de gagner un de ses membres ; parce qu’étant ((p. 236) tous associés & liés entr’eux par un intérêt commun, le motif de cet interê ne leur permettait pas de se diviser sur tout ce qui pouvoit être utile ou dommageable à leur société ; en sorte qu’on pouvoit être sûr que le temoignage d’un d’entre eux entraînoit le témoignage des autres.
A l’égard du Sr. Dietrick qu’on a joint à ces deux Juifs pour troisième témoin, c’est un homme qui a conservé contre moi la plus vive inimitié, par cette seule raison que dans une occasion fort critique, je lui refusai de sacrifier mon devoir, & les intérêts de la vindicte publique à l’honneur prétendu de sa famille. C’est ce qu’on verra par le jugement que je rappirte (N° LIX) du 12. Avril 1747.
Ce jugement fut rendu sur le procès fait au cadavre de Frideric (p. 237) Wolf, oncle du témoin, qui s’étoit défait lui-même.
Le Sr. Dietrick m’ayant vivement sollicité pour engager le Magistrat à étouffer cette affaire, & n’ayant pas cru devoir me prêter à ses sollicitations, ce témoin en a toujours conservé un ressentiment qui ne le disposoit que trop à saisir toutes les occasions de se venger de moi.
D’ailleurs ce même Sr. Dietrick étant associé de Raphaël Lévy & de ses enfans, cette circonstance lui fournissait un nouveau motif pour appuyer leurs impostures. ll est vrai que je ne rapporte point l’acte de societé fait entr’eux : & la raison en est bien simple & bien naturelle ; c’est qu’il n’y a, ni ne sçauroit y avoir aucun acte public d’une pareille societé, prohibée sous les peines les plus sévéres par les Réglemens de Strasbourg, qui, (p. 238) comme je l’ai dit, ne permettent aucun traité ou association avec des Juifs. Mais les preuves de la societé se trouveront dans les dépositions même de ces trois témoins. On sent assez combien nos ennemis pouvoient compter sur des gens de cette espèce, & l’on va voir quel usage ils firent de ces facilités. Mais l’ordre me paroît exiger qu’auparavant j’expose ici dans toute sa simplicité le canevas sur lequel on a travaillé, & que je rende compte des véritables circonstances du fait sur lequel nos délateurs ont bâti tout leur systéme d’accusation.
Jeune encore, & dans cet âge où l’on a besoin de tant d’indulgence, j’eus le malheur de me trouver dans la nécessité de recourir aux secours des usuriers pour satisfaire à des engagemens que ma famille ignoroit, & dont un amour propre mal entendu, me (p. 239) faisoit craindre qu’elle ne fût instruite. Raphaël Lévy, qui ne refusoit à aucune personne solvable ses bons offices dans ces sortes d’occasions, m’ouvrit sa bourse avec tous les témoignages de générosité qui sont propres aux gens de son espèce. Il ne m’a jamais prêté que deux fois, & les prêts qu’il me fit sont, l’un de 7000 liv. en Décembre 1746, l’autre de 15.000 liv. en Juin 1747.
Comme ce Juif ne me donnoit que des termes fort courts, & qu’aux échéances je n’étois point en état de payer ; ces billets se renouvelloient, ou plutôt se convertissoient en nouveaux billets, beaucoup plus forts que les premiers, en sorte que dans l’espace d’environ trois ans, sans avoir rien reçu de nouveau, ma dette se trouvoit grossie de plus de moitié. Alors, c’est-à-dire, vers la fin de l’année (p. 240) 1750, Raphaël Lévy voulant retirer son argent, me fit faire pour 60.000 liv. de lettres de change que j’eus la foiblesse de signer.
Peu de tems après, mon Père instruit de cette négociation, voulut absolument arranger cette affaire ; mais ne jugeant pas à propos de traiter lui-même avec Raphaël Lévy, il chargea un autre Juif sort distingué, & fort respecté parmi les gens de sa religion, nommé Moïse Blien, de la terminer aux meilleures conditions qu’il lui seroit possible. Moïse Blien, qui connoissoit les usages qui s’observent par ceux de sa nation, exigea de Raphaël Lévy la représentation du livre de raison, qu’ils sont dans d’habitude de tenir en langue Hébraïque pour se rendre compte à eux mêmes, & à leurs associés de toutes leurs affaires, & il le convainquit par là de l’énormité des (p. 241) usures exercées avec moi. Ces usures réduites-â la somme de 24.000 liv. cette somme lui fut en effet payée, & il s’en contenta, comme on le voit par sa procuration du 26 Novembre 1751. & la quittance du 8 Décembre suivant, signées Raphaël Lévy & fils que je rapporte. (N° LX) J’observerai en passant, que cette signature prouve la societé qui est entre le Père & les enfans.
Dans l’intervalle qui s’écoula entre ce premier prêt fait en Décembre 1746 & le second fait en Juin 1747, on sçait que Madame la Dauphine passa à Strasbourg ; ce fut au mois de Février 1747. qu’exerçant les fonctions de Préteur à la place de mon Père qui étoit malade, j’eus l’honneur de recevoir cette Princesse. Dans ce tems-là même Son Eminence feu M. le Cardinal de Rohan me donna avis (p. 242) qu’on avoit volé chez lui de la vaisselle d’argent. Ce Prélat ajoûta, qu’averti de ce vol il avoit fait faire secrettement quelques démarches pour tâcher d’en découvrir les auteurs, que Raphaël Lévy étoit violemment soupçonné d’avoir commis ce vol, ou du moins d’en être le recéleur : que les indices qui sembloient justifier ces soupçons, étoient que Raphaël Lévy avoit porté de la vaisselle d’argent à vendre chez le nommé Imling orphévre à Strasbourg, & que cet orphévre avoit refusé de l’acheter, parce qu’il y avoit remarqué des vestiges d’armoiries qui avoienf été gratées. En conséquence de ces indices M. le Cardinal de Rohan me pria de parler à ce Juif, & de l’engager à rendre cette vaisselle ; mais ilme recommanda sur toutes choses de ne faire aucun éclat, & de ne prendre aucune des voyes (p. 243) judiciaires dont on use en pareil cas. Je fis donc venir le Juif : j’employai auprès de lui, & rémontrances & menaces pour le déterminer à la restitution ; mais tous mes discours furent inutiles ; il se tint sur la négative, ensorte que je fus obligé de le renvoyer. Sur le compte que je rendis à M. le Cardinal du mauvais succès de ma tentative, S. E. me pria de m’en tenir là, & me fit même donner parole de ne pas pousser cette affaire plus loin. Ce n’a donc été que par respect pour les ordres de ce Prélat que je n’ay point fait dénoncer au Magistrat le vol en question.
Quelques tems après, les Banquiers de Strasbourg se plaignant de ce que Raphaël Lévy faisoit la banque, quoique en sa qualité de Juif tout commerce lui fût interdit, j’avertis le Juif de ces plaintes ; il me représente qu’il ne faisoit en (p. 244) cela que ce que faisoient journellement plusieurs autres Juifs, tels que Moïse Blien ; je lui repliquai, que Moïse Blien & ses Associés avoient un privilège particulier, fondé sur leur qualité de fournisseurs du Roi ; & pour justifier ce privilège je lui fis voir une lettre de M. le Comte d’Argenson qui est jointe au procès, (N° LXI) & qui contient des ordres précis de laisser faire la banque & le commerce à Moïse Blien & à ses Associés, parce qu’ils étoient Entrepreneurs de différentes fournitures pour les Armées du Roi. Raphaël Lévy me dit sur cela, qu’étant dans le même cas, il méritoit la même faveur ; & ce fut pour me persuader qu’en effet Raphaël Lévy étoit employé dans différentes fournitures pour le service du Roi, que Dietrick son associé vint chez (p. 245) moi. Je fis voir de même à ce dernier la lettre du Ministre, pour lui prouver qu’elle ne parloit que de Moïse Blien & de ses associés, & nullement des autres Juifs : j’ajoûtai que je souhaitois de tout mon cœur que Raphaël Lévy & ses enfans parvinssent à obtenir le même privilège. Ce fut sur cela qu’ils écrivirent, ou envoyerent à la Cour, & que sur une lettre de M. de Montmartel, qui marquoit à mon Père qu’il avoit en effet besoin de leur ministère pour le service du Roi, on leur laissa continuer la banque.
Sur ces faits rendus ici avec toutes leurs circonstances & dans la plus exacte vérité, voici ce qu’on a fait déposer dans l’information par les trois honnêtes gens dont je viens de parler. J’ai assez bien retenu leurs dépositions lors de la confrontation, pour pouvoir les (p. 246) rapporter ici dans leur entier. Je supplie le Lecteur d’y donner toute son attention.

Dépostion de Raphaël Lévy.
Il dépose « que sur la fin de l’année 1745, M. le Préteur fils l’envoya chercher pour lui demander 7000 liv. à emprunter, ce qu’il refusa ; quelques jours après M. le Préteur fils l’envoya encore chercher pour la même chose, que le déposant ne voulu pas y aller : que sur ce second refus, M. le Préteur fils fit dire au déposant’ que s’il ne venoit pas, il l’enverroit chercher par un Géolier, que sur cette menace, il y alla & prêta les 7000 livres ; pour raison de quoi M. le Préteur fils lui fit une lettre de change de pareille somme payable dans un an ; que onze (p. 247) mois après M. le Préteur fils l’envoya encore chercher, qu’il y alla ; qu’alors M. le Préteur fils, lui montra une prétendue lettre de M, le Comte d’Argenson, portant ordre d’emprisonner le déposant, au sujet de quelque argenterie volée chez M. le Cardinal de Rohan, au passage de Madame la Dauphine, que M. le Préteur fils lui dit, qu’en considération du prêt qu’il lui. avoit fait de 7000 livres, il vouloit bien l’avertir des ordres qu’il avoit reçus, & lui donner quinze jours pour s’arranger sur cette affaire. Qu’au bout de huit jours, il l’envoyea chercher de nouveau pour lui dire qu’il avoit écrit en sa faveur au Ministre ; mais que malgré sa lettre il avoit reçu de nouveaux ordres de l’arrêter, à moins qu’il ne consignât entre ses mains (p. 248) 15.000 livres ; ce que le déposant-ayant refusé, & comme il se retiroit, M. le Préteur fils lui dit, qu’il pouvoir compter qu’il le feroit arrêter par la Maréchaussée : que sur cette menace, le déposant alla chez le Sr. Dietrick, avec lequel il étoit en liaison d’affaires pour des fournitures considérables, & qu’il lui dit, que s’il étoit arrêté, son crédit étoit perdu : que Dietrick alla sur le champ représenter à M. le Préteur fils les inconvéniens d’un pareil emprisonnement : que M. le Préteur fils lui répondit qu’il en étoit bien fâché, mais qu’il avoit des ordres : que sept ou huit jours après M. le Préteur fils fit venir de nouveau le déposant, qu’il le fit attendre dans son anti-chambre pendant une demi-heure avec un Géolier ; qu’enfin ayant paru, (p. 249) il demanda au déposant s’il apportoit les 15.000 livres ; que le déposant ayant répondu que non, il donna ordre au Géolier de le saisir & de l’emmener ; que pour éviter son emprisonnement, & la ruine de son crédit, le déposant lui fit sur le champ pour 15.000 livres de lettres de change : qu’alors M. le Préteur fils lui dit qu’il alloit à Paris pour solliciter l’affaire du déposant, & qu’il feroit tout son possible pour lui faire rendre son argent : que deux mois après, il le fit encore venir pour lui dire qu’il avoit bien parlé pour lui au Ministre ; qu’à l’égard de ses 15.000 liv. il en avoit dépensé 9000 livres en faux frais, & qu’il n’avoit plus les autres 6000 livres, ce qui l’obligeoit à lui faire un nouvel emprunt dé 7000 livres, ajoûutant (p. 250) que si le déposant lui refusait cette somme, il étoit encore en état de l’en punir. Que le déposant craignant toujours qu’on ne lui fît de la peine, prêta les 7000 livres à M. le Préteur fils, qui lui fit pour ces deux sommes une lettre de change de 13.000 livres, payable dans six mois : qu’à la veille de l’échéance de cette lettre de change, M. le Préteur fils envoya encore chercher le déposant pour lui dire, que les Marchands banquiers sollicitoient, pour qu’on défendit au déposant de faire la banque dans Strasbourg ; mais que s’il vouloit lui avancer 12.000 liv. il arrangeroit cette affaire : que le déposant donna ces 12.000 livres dont M. le Préteur fils lui fit une lettre de change : que M. le Préteur fils, par ce moyen lui a ainsi tiré 80.000 livres ; qu’à (p. 251) la fin le déposant lassé de toutes ces vexations, s’en plaignit à ses protecteurs, qui lui obtinrent de M. le Préteur Père la permission par écrit de faire la banque, & l’affranchissement des droits d’entrée dans la ville de Strasbourg ; que M. le Préteur fils voyant que M. le Préteur son Père protégeoit le déposant, il voulut accommoder son affaire avec le déposant, & que pour cela ils compterent ensemble ; & que M. le Préteur fils lui fit pour 60.000 livres de lettres de change payables dans six ans. Que deux ans après M. le Préteur Père voulut accommoder l’affaire de son fils avec le déposant, moyennant des diminutions que le déposant refusa : que sur ce refus M. le Préteur Père le fit menacer plusieurs fois, & qu’il révoqua la permission (p. 252) qu’il lui avoit accordée d’entrer dans Strasbourg sans payer la taxe, qui est d’un écu par jour pour chaque Juif ; qu’enfin pour n’être plus vexé, le déposant consentit de s’accornmoder pour 24.000 livres par l’entremise de Blien Juif : qu’à l’arrivée de M. Desnan à Strasbourg, M. le Préteur fils envoya dire au dé posant de venir lui parler : qu’il y alla, & que M. le Préteur fils lui dit, que s’il vouloit ne se point plaindre & se taire, il lui rendroit tout ce qui lui avoit été diminué sur les 60.000 livres ; mais que le déposant lui répondit qu’il étoit trop tard, & qu’il en avoit trop mal agi avec lui. »

(p. 253) Déposition de Michel Lévy, fils de Raphaël.
Il dépose « que Raphaël Lévy, son Père, a fait pendant longtems des avances d’argent à M. le Préteur fils, sans en instruire le déposant : mais qu’au bout d’un an ledit Raphaël Lévy son père, avertit lui déposant d’un ordre que M. le Préteur fils prétendoit avoir reçu pour faire arrêter ledit Raphaël & ses enfans ; que le déposant alla sur le champ chez M. le Préteur fils pour le prier de vouloir bien lui montrer cet ordre, mais qu’il ne le voulut pas, & chassa le déposant de chez lui ; que sur le champ le déposant partit en poste pour Paris, où il obtint de ses protecteurs des lettres de recommendation auprés de M. (p. 254) le Préteur Père, qui répondit favorablement aux protecteurs du déposant. Qu’aussitôt le déposant écrivit à Raphaël Lévy son père, pour lui marquer qu’il n’avoit qu’à présenter Requête au Préteur Père, & qu’il obtiendroit l’exemption des droits d’entrée, & la permission de faire la Banque. Que cela fut en effet exécuté par Raphaël Lévy, qui obtint ce qu’il souhaitoit : qu’au retour du déposant de Paris, M. le Préteur fils s’accommoda avec eux moyennant 60.000 livres de lettres de change payables dans six ans, dont ils se contenterent, quoiqu’alors ils eussent avancé à M. le Préteur fils environ 80.000 livres, qu’après cet accommodement ils resterent tranquilles ; qu’au mois de Novembre 1751. M. le Préteur Père (p. 255) voulut accommoder l’affaire : que les conditions par lui proposées n’ayant pas été acceptées, le Préteur Père révoqua leurs franchises & permission ci-devant accordées, ce qui dura pendant 15 jours : qu’enfin Moïse Blien s’en étant mêlé, l’affaire fut terminée moyennant 24.000 liv. qui furent payées argent comptant ; qu’après l’arrivée du Sr. Desnant, le Préteur fils envoya chercher Raphaël Lévy, qui se rendit chez lui accompagné du déposant, que M. le Préteur fils leur dit qu’il ignoroit l’accommodement fait par son Père ; mais que s’ils vouloient ne point porter de plaintes il les payeroit en entier ; à quoi le déposant répondit qu’ils ne se plaindroient pas ; que cependant si on les interrogeoít, ils diraient la vérité, qu’alors il (p. 256) dicta lui-même au déposant un Mémoire pour le présenter, en cas qu’ils fussent interrogés : mais que le déposant n’a pas voulu suivre ce Mémoire, parce qu’il ne contenoit pas vérité. »

Déposition de Jean Dietrick.
Il dépose « qu’en 1747, Raphaël Lévy vint chez lui pourï lui dire que Mr. le Préteur fils vouloit le faire arrêter en vertu d’un ordre de M d’Argenson, pour avoir achêté de l’argenterie volée au passage de Madame la Dauphine : qu’il implora le crédit du déposant auprès de M le Préteur fils que Raphaël Lévy étant nécessaire au déposant pour les fournitures de la guerre, le déposant écrivit en faveur de Raphaël Lévy à M. le Préteur fils, qui sur sa lettre fit (p. 257) prier le déposant de passer le lendemain chez lui ; qu’il s’y rendit, mais que M. le Préteur fils lui dit qu’il avoit des ordres, & qu’il lui montra même la prétenduë lettre du Ministre ; mais, que comme le déposant ne la vit que de loin, il ne put en distinguer, ni l’écriture, ni la signature ; que le déposant dit alors à M. le Préteur fils, que puisque les choses étoient ainsi, lui déposant alloit dépêcher un courier à la Cour, pour qu’on ne pût rien lui imputer, si le service des troupes manquoit. Que sur cela M. le Préteur fils lui dit, de ne pas se presser d’envoyer ce courier, que peut-être dans deux ou trois jours il auroit des ordres contraires ; que le déposant répondit, qu’il ne pouvoit pas se dispenser de faire partir son courier ; sur quoi M. (p. 258) le Préteur fils lui dit, que s’il vouloit lui promettre de ne point envoyer ce courier, lui M. le Préteur, lui promettoit de ne point faire arrêter Raphaël Lévy ; & que cela fut ainsi réciproquement promis & convenu entr’eux, & que cela s’exécuta de part & d’autre. »

On voit que dans ces trois dépositions on n’a pas eu dessein de me ménager. J’y suis représenté tout à la fois, & comme un fourbe insigne, & comme le plus maladroit & le plus imbecille des hommes. Mais il n’est pas encore tems de proposer mes réflexions sur ces trois piéces. Je déroberois à mon lecteur des particularités trop interessantes, & à ma propre défence des moyens trop légitimes & trop décisifs, si je ne commençois par expliquer comment, & par quelles voyes étranges tous ces discours (p. 259) calomnieux ont enfin acquis sous les yeux de la Justice, la forme & le caractère juridique de déposition. Comme ce sont des faits dont je doute qu’il y ait des exemples, je suis persuadé qu’ils surprendront du moins mon lecteur par leur nouveauté.
Quoique les deux Juifs dont je viens de rapporter les dépositions, m’ayent chargé de la maniére la plus forte ; il est cependant certain qu’ils ne l’ont fait que malgré eux, & qu’ils y ont été forcés par la crainte d’une autorité dont on a abusé pour les intimider, & pour leur faire dire ce qu’on a voulu. J’en rapporte trois sortes de preuves, à l’évidence desquelles il esl: impossible de se refuser. La première est l’aveu qu’en a fait Michel Lévy, l’un de ses deux Juifs, comme mes Juges le verront dans les deux piéces du 27 Juin 1752, qui (p. 260) sont jointes au procès. (N° LXII) La seconde résulte de deux lettres datées des 1. & 3 Mars 1752. duement signées, & dont les originaux sont déposés chez Laquiante, Notaire royal à Strasbourg qui m’en a délivré des copies collationnées. (N° LXIII) Que mon lecteur me pardonne, si sur tout ce qui concerne ces 4 piéces, je ne satisfais pas mieux sa curiosité. Je me suis déja. suffisamment expliqué sur les motifs de ces sortes de réticences. En fin la troisième preuve est l’emprisonnement de Raphaël Lévy, qui ne fut constitué prisonnier, que parce qu’il ne vouloit pas signer une déclaration, telle qu’on l’exigeoit de lui. Ce fait est notoire dans Strasbourg. Il est d’ailleurs bien prouvé au procès que ce Juif fut en effet arrêté é constitué prisonnier (p. 261) ; qu’il resta plusieurs jours en prison, & qu’il n’en sortit qu’après avoir donné & signé tant en son nom, qu’au nom de ses enfans, une déclaration telle qu’on la désiroit.
A l’égard du Sr. Dietrick, il n’eut pas besoin d’être violenté. Il trouvoit dans son ressentiment particulier, plus de raisons qu’il ne lui en falloit, pour le déterminer à faire tout ce qui dépendoit de lui. pour me perdre : il se vengeoit ; c’est tout dire. Comme il étoit le conseil & l’associé de ces deux Juifs, il fut un de ceux qui s’employerent avec le plus de chaleur, à leur faire donner les déclarations qu’on leur demandoit.
Un fait qui est encore prouvé, c’est que les chefs de la cabale affermirent encore ces trois témoins par des promesses proportionnées aux intérêts & aux vuës de chacun (p. 262) d’eux. Ainsi on promit aux deux Juifs, qu’on leur seroit restituer tout ce qu’ils assureroient avoir perdu par l’accommodement fait avec moi. (Cela est prouvé par les deux piéces du 27 Juin 1752, jointes au procès N° LXll.) Ils furent même si persuadés de la sincérité de cette promesse, & de la solidité des assurances qu’on leur donnoit sur cela, qu’ils conclurent devant M. Desnan à la restitution de toutes les sommes qu’ils m’accusoient de leur avoir retenuës. Il est vrai que lors de la confrontation, ils ont soûtenus qu’ils n’avoient jamais présenté une pareille Requête ; mais il sera facile à mes Juges de les confondre tous deux sur ce point, en consultant les déclarations données à M. Desnan par ces deux Juifs, & les confrontations que j’ay subi sur ces mêmes (p. 262) déclarations, qui doivent aux termes des Lettres-patentes du 28 Juin 1752, servir de mémoire : elles ont dû toutes être remises à M. le Procureur Général, à l’exactitude de qui je suis bien persuadé que ce fait ne sera point échappé. Pour moi j’ai sur cela une certitude absoluë ; puisqu’on m’a fait lecture des déclarations de ces Juifs, & que je me souviens parfaitement bien d’y avoir remarqué la demande à fin de restitution, dont je parle, & que je m’en fis même un moyen de reproche contre ces Juifs.
Quand je dis qu’on m’a fait lecture des déclarations données par ces Juifs, j’avance un fait qu’on auroit sans doute peine à comprendre, si je n’en donnois pas l’explication. Je dois donc observer que sur le refus fait par Raphaël Lévy de donner sa déclaration, & après (p. 264) l’emprisonnement fait de sa personne en conséquence de ce refus, il fut traité comme un accusé, & qu’on lui fit subir des interrogatoires. J’ignore ce que contenoient ces interrogatoires, parce que je ne les ay jamais vus. Tout ce que je sçais, c’est qu’ils existent, ou du moins qu’ils ont existé ; mais lors que ce Juif eut enfin signé la déclaration qu’on lui demandoit, on le mit en liberté, il ne fut plus regardé comme accusé, & il commença à jouer le rolle de témoin. Alors M. Desnan me le confronta, & je subis vis-à-vis de lui deux différentes confrontations, parce qu’il donna successivement deux déclarations différentes. Je me souviens même, que c’est dans sa. seconde déclaration qu’il a formé sa demande en restitution.
On me demandera sans doute, comment il se peut faire, qu’un même (p. 265) même homme, dans la même affaire soit, tantôt accusé, tantôt témoin, tantôt partie ; comment, & en vertu de quoi il a été arrêté, interrogé, confronté deux fois & mis en liberté. Ce sont des questions ausquelles je ne sçaurois répondre ; j’en laisse la solution à ceux qui connoîssent les régles de l’ordre judiciaire. J’ajoûterai seulement que j’ai de même subi des interrogatoires devant M. Desnan, qu’il ma confronté Dietrick & plusieurs autres témoins ; mais que je n’ai jamaîs sçu & ne sçais point encore, en vertu de quoi toutes ces procédures se sont faites sans Juge, sans Tribunal, sans Assignations, sans Décrêts, sans Ordonnance, sans Greffier & sans Ministère public.
Mais sans m’arrêter plus longtems aux reproches & aux moyens de forme qui s’élevent en foule (p. 266) contre les dépositions de ces trois témoins, & qui sont assurément plus que suffisans pour les anéantir, je vais passera l’examen du fonds de ces dépositions. Dans cette v-ë je vais les reprendre ici article par article, & les comparer ensemble sur les faits qui leur seront communs ; & je me flâte qu’on y verra l’im posture à découvert.
Raphaël Lévy dépose d’abord « que sur la fin de l’année 1745 je l’envoyai chercher pour lui de mander 7000 livres à emprunter, ce qu’il refusa ; que quelques jours après je l’envoyai encore chercher pour la même chose, & qu’il ne voulut pas venir ; que sur ce second refus, je lui fis dire que s’il ne venoit pas, je l’enverrois chercher par un Géolier ; que sur cette menace il vint, & me prêta les 7000 livres, pour raison de (p. 267) quoi je lui fis une lettre de change payable dans un an. »
Je remarque d’abord l’affectation du témoin, qui ne nomme point la personne par qui je l’en voyai chercher jusqu’à trois fois, & qui lui fit de ma part les menaces dont il parle. Mais j’ajoûte à cette remarque une observation chronologique bien plus importante. En effet suivant le témoin, c’est en 1745 que se passa le fait dont il parle. Or en 1745, je n’étois certainement pas a Strasbourg, où le témoin suppose que je demeurois, & où il demeuroit lui même. Je demeurois alors à Colmar, où j’étais revêtu de la charge d’Avocat Général au Conseil souverain, dont je faisois journellement les fonctions. Je les ai même continuées jusqu’à la fin de 1746. C’est un fait de notoriété publique, & dont je rapporte d’ailleurs (p. 268) des preuves écrites. (N° VII) Voilà donc d’abord un anachronisme, qui prouve bien la fausseté de la déposition, en me supposant résidant à Strasbourg, dans un tems où je résidois certainement à Colmar.
Michel Lévy ne dit rien de ce fait, non plus que le Sr Dietrick.
Raphaël Lévy continue en disant « qu’onze mois après je l’envoyai encore chercher, qu’il vint, qu’alors je lui montrai une prétenduë lettre de M. le Comte d’Argenson, portant ordre de l’emprisonner au sujet de quelque argenterie volée chez M. le Cardinal de Rohan, au passage de Madame la Dauphine, &c »
Le témoin place donc l’époque de ce second fait onze mois après la date du premier, qui arriva selon lui sur la fin de l’année 1745. Ainsi suivant le témoin, ce fut dans les (p. 269) derniers mois de l’année 1746, que je lui montrai l’ordre prétendu donné par le Ministre pour l’arrêter. Michel Lévy, son fils place de même l’époque de ce second fait en l’année 1746, puisqu’il dépose « que Raphaël Lévy son père m’a fait pendant long-tems des avances d’argent, sans l’en instruire ; mais qu’au bout d’un an ledit Raphaël Lévy l’avertit d’un ordre que je pretendois avoir reçu pour faire arrêter ledit Raphaël & ses enfans. » Ces avances d’argent dont parle Michel Lévy, sans en fixer l’époque, ayant été faites suivant Raphaël Lévy sur la fin de l’année 1745, & d’un autre côté Michel Lévy plaçant par les termes de sa dépostion (qu’au bout d’un-an, &c) l’époque de l’ordre prétendu du ministre un an après ces avances d’argent, on voit clairement que ces deux Juifs (p. 270) attestent l’un & l’autre, que ce fut en 1746, que je leur montrai l’ordre du Ministre pour les faire arrêter.
Or Dietrick n’est pas d’accord sur ce point avec eux, puisque Dietrick place l’époque de ce même fait à l’année 1747.
Il dépose en effet « qu’en l’année 1747 Raphaël Lévy vint chez lui pour lui dire que je voulois le faire arrêter, en vertu d’un ordre de M. le Comte d’Argenson pour avoir achêté de l’argenterie volée au passage de Madame la Dauphine. » A la confrontation ce même Dietrick a formellement soûtenu cette époque de l’année 1747 sur une interpellation que je lui ai faite.
Voilà donc ces trois témoins dans une contradiction manifeste entr’eux sur l’époque d’un fait très important ; puisque l’un place ce (p. 271) fait en l’année 1747, & que les deux autres soûtiennent qu’il est arrivé en 1746. Suivons ces honnêtes gens.
Après avoir dit que selon moi, ces prétendus ordres du Ministre portoient que j’arrêterois Raphaël Lévy, à moins qu’il ne consignât 15.000 livres entre mes mains ; ce témoin ajoûte qu’il n’en voulut rien faire, qu’il sortit de chez moi, & « qu’il alla chez le Sr. Dietrick avec lequel il étoit en liaison d’affaires pour des fournitures considérables, & qu’il lui dit que s’il étoit arrêté, son crédit étoit perdu ; que Dietrick vint sur le champ me représenter les inconvéniens d’un pareil emprisonnemen : que je répondis à Dietrick, que j’en étois bien fâché, mais que j’avais des ordres. »
Suivant cette d »position, dès (p. 272) que Dietrick sçut ce qui venoit de se passer entre Raphaël Lévy & moi, il vint sur le champ chez moi, pour me représenter les suites fâcheuses de l’emprisonnement du Juif. Dietrick sur ce même fait s’explique fort différemment. Il ne dit point qu’il vint sur le champ chez moi. ll dit au contraire qu’il n’y vint pas ; puisqu’il dépose seulement, qu’il m’écrivit en faveur de Raphaël Lévy. Voilà donc encore une contradiction entre Raphaël Lévy & Dietrick.
A l’égard de Michel Lévy, il ne parle nullement d’aucunes sollicitations faites par Raphaël Lévy à Dietrick auprès de moi. Ils ne disent rien non plus, ni l’un ni l’autre, de la prétendue consignation de 15.000 liv. Mais ce qui doit paroitre encore beaucoup plus singulier, c’est que, suivant le contexte, & toute la suite de la déposition (p. 273) de Michel Lévy, l’ordre que je disois avoir d’arrêter son père, n’avoit point pour objet le prétexte d’un vol, ou d’un recélé, à la faveur duquel je voulusse lui extorquer 15.000 liv. comme le dépose formellement Raphaël Lévy. Que l’on consulte la déposition de Michel Lévy, & l’on verra, que si je prétextois un ordre pour faire emprisonner son père, ce n’étoit que parce qu’il faisoit la banque. Aussi dit-il, qu’aussitôt qu’il fut instruit de cet ordre prétendu « il partit sur le champ en poste pour Paris, où il obtint de ses Protecteurs des lettres de récommendation auprès de M. le Préteur Père, qui répondit favorablement aux Protecteurs de lui Michel Lévy : qu’aussitôt il écrivit à Raphaël Lévy son père, pour lui marquer qu’il n’avoit qu’à présenter Réquête au (p. 274) Préteur Père, & qu’il obtiendroit l’exemption des droits d’entrée, & la permission de faire la banque ; que cela fut en effet exécuté par Raphaël Lévy, qui obtint ce qu’il souhaitoit. »
Je demande à tout homme raisonnable, si cette déposition n’exclud pas toute idée de menaces par moi prétenduës faites à Raphaël Lévy de l’arrêter, pour cause d’un vol, ou d’un recélé, s’il s’obstinoit à refuser de consigner entre mes mains 15.000 livres. Car en fin, après les prétenduës sçènes passées entre Raphaël Lévy & moi, ce Juif avoit tout conté à Michel Lévy son fils, comme Michel Lévy le dit lui-même au commencement de sa déposition. Ainsi Michel Lévy sçavoit, comme son père lui même, quel motif je supposois à l’ordre prétendu d’emprísonner le père & les enfans. Il sçavoit que (p. 275) je donnois pour prétexte ou pour fondement de cet Ordre la punition d’un crime de vol, ou de recélé, & que pour sauver son père & lui-même de la prison, je demandois 15.000 livres. Enfin, il sçavoit que faute de me remettre ces 15.000 livres, je l’avais assuré que je le ferois arrêter par la Maréchaussée lui & ses enfans.
Or je demande comment instruit de tous ces faits si crians & si propres à rester gravés dans là. mémoire d’une partie interessée, Michel Lévy n’en dit pas un mot dans sa déposition ?
Je demande encore pourquoi toute sa déposition contradictoire en cela avec celle de son père, suppose que si je voulois les emprisonner, c’étoit uniquement parce qu’ils fraudoient les droits d’entrée, & qu’ils faisoient la banque sans permisson ? A qui pourra-t-on (p. 276) faire concevoir que ce Michel Lévy eût été sur le champ en poste à Paris solliciter ses Protecteurs pour se procurer simplement l’affranchiflement des droits d’entrée, & la permission de faire la banque ; qu’il eût fait écrire à mon Père par ces mêmes Protecteurs pour n’obtenir que cette double grace ; & qu’il eût dit en parlant de son père & de lui-même, que mon Père leur étant favorable, ils obtinrent ce qu’ils souhaítaíent ? Pendant que suivant Raphaël Lévy, ce dont il s’agissoit alors, & qui faisoit l’objet de leurs allarmes & de leurs démarches, en un mot, ce qu’ils souhaitaient, c’étoit de n’être point arrêtés pour un vol, ou un recélé, & d’être dispensés de consigner une somme de 15.000 liv. pour se sauver de la prison dont je les menaçois en vertu d’un ordre (p. 277) prétendu donné par le Ministre. Mais continuons l’examen de ces dépositions, & l’on verra la fausseté se développer de plus en plus.
Après avoir dit que je ne tins aucun compte des représentations de Dietrick qui étoit venu sur le champ chez moi, Raphaël Lévy continue en ces termes « que sept,. ou huit jours après je fis venir lui déposant chez moi, que je le fis attendre dans mon anti-chambre pendant une demi-heure avec un Géolier, qu’enfin ayant paru, je lui demandai s’il apportait les 15.000 liv. que lui Raphaël Lévy ayant répondu que non, je donnai ordre au Géolier de le saisir & de l’emmener ; que pour éviter son emprisonnement & la ruine de son crédit, lui, Raphaël Lévy me fit sur le champ pour 15.000 liv. de lettres de change, qu’alors je lui dis (p. 278) que j’allois à Paris pour solliciter son affaire, & que je ferois tout mon possible pour lui faire rendre son argent. »
Je supplie mes lecteurs de me continuer ici toute leur attention ; ils en seront payés par la découverte de bien de faussetés.
1° Je n’ai pas besoin d’observer que ces termes de la déposition, sept ou huit jours après, étant relatifs à ce qui précède, il s’en suit que le fait de l’extorsion de 15.000 liv. dont il s’agit ici, se passa dans les derniers mois de l’année 1746, car selon le témoin ce fut sur la fin de l’année 1745 que je lui fis mon premier emprunt de 7.000 liv. & ce fut onze mois après ce premier emprunt que je lui montrai le prétendu ordre de l’emprisonner, s’il ne consignoit pas 15.000 liv. Ainsi par ces termes, sept ou huit jours aprés, le (p. 279) témoin ne nous place précisément qu’à la fin de l’année 1746 ; c’est à cette époque qu’il fixe la remise qu’il dit m’avoir faite des 15.000 liv. en question.
Or qu’on examine attentivement la déposition de Michel Lévy ; on trouvera qu’elle contredit tous ces faits. Suivant Michel Lévy qui ne sait aucun détail des sommes prêtées, toutes les avances que je reçûs de son père étoient faites, lorsque je les menaçai de les emprisonner, & lorsque sur cette menace Michel Lévy partit pour Paris. C’est ce qui résulte évidemment de la teneur de cette déposition ; d’où il suit qu’il est faux, suivant Michel Lévy, que son père m’ait prêté au tems où il le dit, ni les 15.000 en question, ni les 7000 liv. ni les 12.000 liv. dont il sera parlé dans la suite de sa déposition.
(p. 280) 2° Raphaël Lévy parle d’un Géolier qui le gardoit dans mon anti-chambre, & à qui je donnai ordre de se saisir de sa personne ; c’est une nouvelle imposture dont je sçais que M. Desnan Commissaire s’est assuré par lui-même, pendant qu’il étoit à Strasbourg. Ce Magistrat a en effet fait venir tous les Géoliers de la vilie de Strasbourg, & il les a tous interrogés pour sçavoir lequel d’entr’eux m’avoit prêté son ministère dans la circonstance dont parle Raphaël Lévy, & il s’est convaincu par les réponses de tous ces Géoliers qu’aucun d’eux n’avoit la moindre connaissance, ni même n’avoit jamais entendu parler de ce fait. Il seroit seulement à souhaiter que tous ces Géoliers eussent été juridiquement entendus, l’imposture de ce Juif n’en seroit que plus manifeste.
D’ailleurs, ne sçait-on pas que (p. 281) les Conjurés ont fait l’impossible pour engager quelques uns des Géoliers à appuyer de leur témoignage la déclaration de Raphaël Lévy, & qu’aucun d’eux n’a voulu se prêter à la subornation ?
3° Lorsque Raphaël Lévy dit « que pour éviter son emprisonnement & la ruine de son crédit, il me fit sur le champ pour 15.000 livres de lettres de change » il oublie que ne sçachant, lire ni écrire, il ne lui étoit pas possible de me faire sur le champ chez moi pour 15.000 livres de lettres de change.
Quand je dis que le témoin ne sçait ni lire ni écrire, & qu’il sçait seulement signer son nom, je n’avance qu’un fait bien prouvé au procès, & dont M. de Clerivaux Commissaire a une parfaite connoissance. Je le supplie de se souvenir, que lors de la confrontation, (p. 282) Raphaël Lévy convint, & prouva très-clairement qu’il ne sçavoit que signer son nom, sans sçavoir ni lire ni écrire. Cela est d’ailleurs prouvé par la déposition de Michel Lévy, qui par cette seule raison que Raphaël son père ne sçavoit ni lire ni écrire, fut obligé de rédiger & d’écrire la déclaration qu’on l’obligea de donner à M. Desnan. Je demande donc comment ce Juif qui ne sçait ni lire ni écrire, a pû dire que détenu chez moi sous la garde d’un Géolier, il me fit sur le champ pour 15.000 livres de lettres de change ? Comment avoit il oublié qu’il n’a jamais fait de lettres de change, & que toutes les lettres, billets & autres actes de son commerce, où l’écriture est nécessaire, se font par ses enfans, qui en qualite d’associés, signent pour lui & pour eux ? Enfin avoit-il oublié que jamais il ne signe que (p. 283) ce qui est écrit par l’un ou l’autre: de ses enfans ?
4° La déposition de Raphaël Lévy, est encore en contradiction sur ce fait avec celle de Dietrick. qui dit expressément qu’averti par Raphaël Lévy de l’ordre prétendu que j’avois de le faire arrêter, il m’écrivit sur le champ, qu’il vint le lendemain chez moi pour empêcher l’exécution de cet ordre, & que nous nous donnâmes mutuellement parole, lui de ne point envoyer de courier en Cour, & moi de ne point faire arrêter Raphaël Lévy. Car enfin, il est certain suivant Dietrick, que dès le moment qu’il m’eut parlé, Raphaëî Lévy fut assuré de sa liberté. Or suivant Raphaël Lévy, lui-même Dietrick, me parla dès ce tems même, où je menaçai Raphaël Lévy de la prison, ou du moins des le jour, ou le lendemain de (p. 284) l’expiration des huit jours que ce Juif prétend que je lui avois donniés pour se décider. Ainsi lors de Ia conversation qu’on suppose que j’ai euë avec Dietríck, & lors des assurances qu’il dit que je lui donnai de ne point faire arrêter Raphaël Lévy, il est constant, suivant Dietríck, & suivant Raphaël Lévy lui-même, que ce Juif ne m’avoit point encore donné les 15.000 livres dont il parle. Comment se peut-il donc, qu’assuré par Dietríck du succès de sa médiation auprès de moi, & de la parole que j’avais donnée de ne le point faire arrêter, il m’ait postérieurement donné 15.000 livres comme il le dit, pour éviter son emprisonnement & la ruine de son crédit ?
5° Ce même Raphaël Lévy avance encore une imposture bien avérée, quand il dit qu’après qu’il m’eut fait pour 15.000 livres de (p. 285) lettres de change, je lui dis que j’allois à Paris pour solliciter son affaire, & que deux mois après, à mon retour de Paris, je lui dis que j’avois bien parlé pour lui au Ministre. En effet, en suivant l’ordre de toutes les époques indiquées dans la déposition du témoin, le voyage de deux mois qu’il me fait faire à Paris, ne peut tomber que dans les mois de Décembre 1746, Janvier & Février 1747. Or il est bien certain que jusqu’au 26 Octobre 1746, j’ai résidé à Colmar, où j’ai toujours fait les fonctions d’Avocat Général, que depuis le 26 Octobre 1746 jusqu’au mois de Juillet 1747, je n’ai pas sorti de la ville de Strasbourg, & que pendant ces 8 mois j’y ai rempli journellement au lieu de mon Père, qui eut alors une grande maladie, la place de Préteur Royal. Ces faits sont prouvés d’une manière (p. 286) qui tranche toute difficulté, soit par les Régîtres du Magistrat qui constatent ma présence à toutes les assemblées journalières, soit par des lettres des Ministres que je rapporte, & qui m’ont été adressées à Strasbourg pendant ces huit mois. Comment donc ce stupide ímposteur peut-il me faire passer à Paris deux mois entiers, occupé à solliciter son affaire, lorsque pen dant cette absence qu’il suppose, il n’a pas cessé de me voir à Strasbourg où il a toujours demeuré ?
6° Après avoir dit qu’à mon retour de Paris, je l’assurai que j’avois bien parlé pour lui au Ministre, il me fait rendre un compte ridicule & impertinent de ses prétendues 15.000 liv. Selon lui, je lui dis qu’à l’égard de ses 15.000 livres j’en avois dépensé 9000 liv. en faux frais, & qu’à l’égard des sux autres mille liv. je ne les avois plus. D’où (p. 287) il me fait habilement conclure qu’il falloit qu’il me prêtât encore 7000 liv. faute de quoi j’étois en état de l’en punir. Il ajoûte que sur ces menaces il me prêta encore 7000 liv. & en joignant ces 7000 liv. aux 6000 liv. restant des 15.000 Liv. dont 9000 livres avoient été mangées en faux frais dans mon prétendu voyage de Paris, il forme un prêt de 13.000 liv. dont il dit que je lui fis une lettre de change payable dans six mois. Enfin, il me fait faire un dernier emprunt de 12.000 liv. qu’il ne me prête, dit-il, que pour m’engager à faire taire les Banquiers, qui voulaient qu’on leur défendît de faire la banque.
Voici donc en deux mots, ma conduite avec ce Juif, & la sienne à mon égard.
La première fois que je veux lui emprunter de l’argent, il me refuse (p. 288) 7000 liv. que je lui demandois. Je le menace du Géolier, il me prête ces 7000 liv. Après ce premier emprunt, je lui dis que j’ai un ordre du Ministre pour l’arrêter, s’il ne consigne pas entre mes mains 15.000 liv. Il n’en veut rien faire. J’insiste, je menace ; il persiste dans son refus, & va se plaindre à un ami qui se rend médiateur entre lui & moi. Cet ami à son tour me menace d’envoyer en Cour, si je fais arrêter ce Juif. Ces menaces m’intimident, me décélent, je promets de ne le point faire arrêter, ensorte que ce Juif sçait par son ami que je suis un fourbe, & un fourbe que cet ami avoit fait trembler.
En effet, il devoit être plus que vraisemblable pour ce Juif & pour son ami, que je supposois un ordre du Ministre qui n’éxistoit point, & que je n’aurais pû me dispenser (p. 289) d’exécuter, s’il avoit existé. Cependant, après avoir ainsi reconnu la supposition d’un ordre chimérique, c’est après s’être assuré qu’il n’avoit: rien à craindre, que ce même Juif, si peu disposé à prêter; me donne d’abord 15.000 liv. en suite 7000 liv. & enfin 12.000 liv. Je demande si cela tombe sous le sens ; & si l’on a jamais pû rien imaginer de plus choquant & de plus absurde à tous égards.
7° Michel Lévy & Raphaël Lévy se contredisent grossièrement sur l’époque des plaíntes portée par les Banquiers, de ce que Raphaël Lévy faisoit la banque. Michel Lévy place ce fait à la fin de 1746, puisque, suivant sa déposition, ces plaintes furent portées, lorsque je voulus faire arrêter son père. en vertu d’un ordre supposé, & que suivant Raphaël Lévy, cela se passa à la fin de 1746. Or (p. 290) si l’on en croit Raphaël Lévy, les Banquiers ne se plaignirent que dans le mois de Juillet ou d’Août 1747. puisque, selon lui, ces plaintes des Banquiers me vinrent qu’à la veille de l’échéance d’une lettre de change de 13.000 liv. payable dans six mois que je lui avois faite treize mois & demi après le premier emprunt prétendu faità la fin de l’année 1745. Qu’on suive & qu’on rapproche toutes ces dates, & l’on verra que Raphaël Lévy place au mois de Juillet ou d’Août 1747 un fait que Michel Lévy suppose être arrivé à la fin de l’année 1746.
8° En rassemblant toutes les sommes que Raphaël Lévy dit m’avoir fournies, on trouve qu’elles ne montent selon lui même qu’à 41.000 liv. Or je demande comment pour cette somme, il auroit pû sans une usure effroyable, me (p. 291) faire signer, comme il en convient lui-même, pour 60.000 liv. de lettres de change ? Cette seule observation ne suffiroit-elle pas pour faire connoître le caractère du témoin ? Aussi lorsque dans ma confrontation avec Michel Lévy son fils, j’ay dit que son pére étoit un usurier insigne, & qu’il avoit exercé à mon égard l’usure la plus criante, Michel Lévy m’a répondu qu’il ne croyait pas que son père m’ait usuré, mais qu’il n’en voudrait pas répondre. Ce sont ses propres termes.
9° Veut-on voir encore une autre contradiction entre ces témoins ? La voici : Raphaël Lévy dépose, « qu’à l’arrivée de M. Desnan à Strasbourg, j’envoyai dire au témoin de me venir parler ; qu’il y vint, & que je lui dis que, s’il vouloit ne point se plaindre & se taire, je lui rendrois tout ce qui lui avoit été (p. 292) diminué sur les 60.000 liv. mais qu’il me répondit qu’il étoit trop tard, & que j’en avois trop mal agi avec lui. »
Ecoutons présentement Michel Lévy: ll dépose « qu’après l’arrivée du Sr. Desnan, j’envoyai chercher Raphaël Lévy qui se rendit chez moi, accompagné de lui Michel Lévy: que je leur dis, que j’ignorois l’accommodement fait par mon Père, mais que, s’ils vouloient ne point porter de plaintes, je les payerois en entier. A quoi le déposant répondit, qu’ils ne se plaindroient pas ; que cependant, si on les interrogeoit. ils diroient la vérité : qu’alors je dictai moi même au déposant un Mémoire pour présenter, en cas qu’ils fussent interrogés ; mais que le déposant n’a pas voulu suivre ce Mémoire, parce qu’il ne contenoit pas vérité. »
(p. 293) Ainsi suivant Raphaël Lévy, ma proposition fut durement rejettée ; on ne voulut entrer dans aucune composition avec moi. Suivant Michel Lévy au contraire, on promit de ne se point plaindre, & l’on eut la complaisance d’écrire un plan de réponse que je dictois, & dont le père & le .fils devoient faire usage, dans le cas où ils seroient interrogés. N’est-il pas évident que la dernière de ces deux dèpositions suppose entre ces deux Juifs & moi une sorte d’accomodement dont la première exclud formellement toute idée ?
Mais lorsque je compare ces trois dépostions, soit avec les déclarations extrajudiciaires fournies par ces trois témoins à M. Desnan avant l’information, soit avec les réponses qu’ils m’ont faites lors des confrontations, j’y trouve bien d’autres preuves de leur fausseté.
(p. 294) 1° Raphaël Lévy, lors de sa confrontation avec moi devant M. de Clerivaux, a nié d’avoir conclu devant M. Desnan, à aucune restitution contre moi. Or il est prouvé par une des trois confrontations que j’ai subies avec ce Juif devant M. Desnan, qu’il a expressément demandé la restitution des sommes dont il me supposoit débiteur.
2° Michel Lévy dans sa confrontation avec moi, a nié d’avoir donné sa déclaration à M. Desnan. Dans sa confrontation avec mon Père, il est convenu d’avoir donné cette déclaration, & de l’avoir écrite & dressée en Allemand.
3° Raphaël Lévy, dans sa confrontation avec moi devant M. de Clerivaux, dit « que le Sr Laquiente Notaire à Strasbourg, lui ayant demandé son consentement pour me délivrer une expédition d’une lettre déposée par (p. 293) Raphaël Lévy chez ce Notaire, il répondit au Notaire qu’il vouloit auparavant en conférer avec Dietrick, qu’il alla en effet chez Dietrick pour avoir son avis, & qu’il ne le trouva point ; mais que son fils (Michel Lévy), lui dit que cela ne soufroit aucune difficulté. »
Dietrick au contraire confronté avec moi,dit « que Raphaël Lévy vint le consulter sur l’extradition de la lettre déposée chez Laquiente, & que lui Dietrick répondit à Raphaël Lévy, qu’il falloit procurer à l’accusé toutes les pièces qui tendoient à sa justification.
Ainsi suivant Raphaël Lévy, il ne put pas consulter Ditrick parce qu’il ne le trouva point. Suivant Dietrick, Raphaël Lévy le consulta & lui épondit &c.
4° Dietrick dans sa déclaration (p. 296) donnée àM. Desnan, a dit qu’il me représenta « que si je faisois arrêter Raphaël Lévy, la fourniture de l’Armée du Rhin manqneroit cette année. » ll faut se rappeller qu’il parle de l’année 1747. Or il est notoire qu’en 1747, il n’y avoit point d’Armée sur le Rhin.
5°. Dans une des déclarations données par Raphaël Lévy devant M. Desnan, il a dit très expressément, « qu’après la réception des 15.000 liv. qu’il avoit consignées entre mes mains, & pendant le voyage qu’il me fait faire à Paris en 1746, j’avois écrit à M. de Berstett une lettre dans laquelle je chargeois ce Magistrat de dire à Raphaël Lévy que la consignation de 15.000 liv. étoit insuffisante, & que le Ministre exigeoit que Raphaël Lévy m’envoyât encore (p. 297) 3000 liv. » C’est apparemment sur le vû de cette déclaration de Raphaël Lévy, que M. le Procureur Général a fait entendre M. de Berstett sur ce fait important, & M. de Berstett dans sa déposition a totalement nié le fait.
6° Raphaël Lévy dans une de ses déclarations fournies devant M. Desnan, a dit, positivement « qu’il ne s’étoit déterminé à me prêter les premières 7000 liv. que j’avois empruntées de lui, que sur la promesse que je lui fis de le faire entrer dans les fermes de la Ville. » Dans sa déposition au contraire, il ne dit plus que ce fût par la douceur, ni par des promesses, mais par violence & par des menaces que je lui extorquai cette somme.
7° Dans une de les déclarations, il dit que le billet que je lui fis pour mes premières 7000 livres (p. 298) qu’il me prêta, étoit payable dans six mois ; dans uue autre de ses déclarations, il dit que ce même billet étoit payable dans un an ; dans sa déposition il n’est plus question de billet, mais d’une lettre de change payable dans un an.
Je suis persuadé que mes Juges, plus éclairés sans-doute & plus clair-voyans que je ne le suis moi-même dans ma propre affaire, remarqueront beaucoup d’autres contradictions qui m’échappent. Mais je crois en avoir assez observé pour faire connaître l’imposture des trois témoins dont je viens de rapporter les dépositíons. Leur témoignage doit donc être rejetté, soit parce qu’il n’étoit pas admissible, comme je l’ai fait voir par les reproches que j’ai fournis contr’eux, soit parce qu’au fonds j’en ai démontré la fausseté par une foule de contradictions, dont une (p. 299) seule suffiroit pour anéantir ces dé positions.

Enfin pour ne rien omettre de tous les faits qui nous ont été imputés, soit à mon Père, soit à moi, je ne dois pas négliger de parler ici des bâtimens somptueux qu’on a débité dans le public que nous nous étions faits construire aux dépens de la Ville ; la calomnie sur cet article a été portée à un point d’impudence, pour ne pas dire, d’extravagance, qui est inconcevable.
En effet, on a dit que mon Père, par un abus criant de son autorité, ayant voulu se faire bâtir un magnifique hôtel; s’étoit d’abord emparé d’une des plus belles places de la Ville, sans en rien payer ; qu’ensuite il y avoit fait élever une superbe maison aux dépens de la Ville qui avoit payé tous les matériaux & tous les ouvriers employés (p. 300) à cette construction ; qu’après la perfection de l’ouvrage, mon Père s’en regardant comme propriétaire, quoiqu’il n’eût rien, ni dans le fonds ni dans la superficie, il avoit en l’audace de vendre cet édifice à Ia Ville, qui pour le prix de ce même bâtiment qu’elle venoit d’élever à ses frais, lui paya une somme très considérable ; qu’enfin par le même contrat de vente, mon Père déja payé du prix d’une maison qui ne lui appartenait pas, s’étoit encore fait abandonner la jouissance de cette maison pour lui pendant sa vie, & pour moi pendant la mienne.
Voilà comment on a tâché de nous rendre odieux, soit en France, soit en Allemagne, où ces calomnies ont été répandues par une infinité de lettres. Il est vrai qu’à Strasbourg on n’a pas osé débiter des impostures si grossiàres, qui y (p. 301) auroient été démenties par la notorieté publique, & par des actes publics. Aussi ne sera-t-il pas difficile de confondre sur ce point la calomnie.
Plusieurs bâtimens considérables ayant été construits aux dépens de la Ville pour les logemens de l’Evêque, du Gouverneur, du Commandant, de l’Intendant, du Major & des principaux Officiers, il n’auroit pas été surprenant que mon Père eût engagé la Ville à faire pour lui, en qualité de Préteur Royal, la même dépense qu’elle avoit faite pour d’autres personnes ; mais il ne voulut pas surcharger la Ville de cette dépense, & il résolut de bâtir à ses frais un logement qui convînt à la dignité de l’Office dont il avoit l’honneur d’être revêtu, & qui pût servir en même tems à la décoration, de la Ville.
(p. 302) Dans cette vûe il présenta Requête au Magistrat, il y exposa l’indécence & les incommodités du logement qu’il étoit obligé de louer dans la Ville, & demanda qu’on lui abandonnât une place pour bâtir. Cette place lui fut accordée à titre de rente foncière & non rachêtable, & avec clause expresse que la maison qui y seroit bâtie, ne pourrait être vendue qu’à la Ville. Je rapporte pour la preuve de ce premier fait la Requête de mon Père, les délibérations de la Chambre des XIII. le procès-verbal des Députés, & le contrat de bail à rente qui lui fut passé de l’avis unanime du Magistrat. (N° LXIV) Voilà d’abord comment mon Père s’est emparé de son autorité privée, d’un terrain pour bâtir, sans rien payer à la Ville.
Lorsque mon Père eut ce terrein, (p. 303) il s’adressa au sieur Pflug Architecte de la Ville pour la construction du bâtiment qu’il projettoit, & ce bâtiment-fut fait sous la direction de cet Architecte, aux dépens de mon Père, qui en a payé seul toute la dépense, sans qu’il en aît coûté un sol à la Ville. C’est ce qui se justifie par deux sortes de preuves qui sont également sans réplique.
La première est une preuve négative, qui se tire des comptes des fournisseurs & entrepreneurs de la Ville, & des régisseurs de la Chambre d’œconomie. Cette preuve, quoique purement; négative, est décisive. En effet, mon Père n’aurait pû faire contribuer la Ville aux frais de son bâtiment, que de deux manières, soit en employant gratuitement les ouvriers & les matériaux de la Ville, soit en se faisant délivrer des sommes pour (p. 304) payer lui-même ses fournisseurs & ses ouvriers. Or il est arrivé qu’il n’a fait ni l’un ni l’autre.
1°. S’il étoit vrai que pour le bâtiment dont il s’agit, il eût employé les ouvriers & les matériaux de la Ville, cela se trouveroit constaté par les régîtres des magasiniers & des entrepreneurs de la Ville qui en leur qualité de mandataires comptables, ne sçauroient disposer de rien, sans tenir régître de l’emploi qu’ils ont fait des choses appartenantes à la Ville, & des ordres qu’ils ont reçûs pour cela du Magistrat. On trouveroit donc dans ces régîtres des magasins, & dans ceux des entrepreneurs de la Ville, des états détaillés de tous les matériaux, & de toutes les journées d’ouvriers qui auroient été fournis par la Ville à mon père. Or on ne trouve dans ces régîtres aucune mention de pareilles fournitures faites à mon (p. 305) Père, d’où il suit nécessairement qu’il est faux que la Ville lui en aît jamais fait de telles.
2°. Si mon Père s’étoit fait donner des deniers de la Ville pour fournir aux dépenses de son bâtiment, les Trésoriers de la Ville n’auroient pu lui délivrer ces deniers publics, qu’en vertu d’ordonnances du Magistrat & assurément on n’en allegue aucune, parce qu’en effet il n’y en a jamais eu. D’un autre côté, les comptes des Trésoriers contiendroient le détail de ces prétendues sommes fournies à mon Père; & c’est encore ce qu’on ne trouve dans aucun de ces comptes.
Mais à ces preuves négatives se joint, comme je viens de le dire, une preuve positive qui tranche toute difficulté. Cette preuve consiste dans la représentation que je fais de toutes les quittances des différens fournisseurs & ouvriers que (p. 306) mon Père a employés pour la construction de ce bâtiment. J’en rapporte une liasse monstrueuse qui prouve bien évidemment qu’il a payé Entrepreneurs, Maçons, Charpentiers, Couvreurs, Menuisiers, Marbriers, Sculpteurs, Doreurs, Peintres, Vitriers, Plombiers, Fontainiers, &c. Dans cette multitude de mémoires quittancés, il y en a un entr’autres, qui monte à 177.200 liv. Toutes ces quittances jointes au Procès, (N° LXV) font bien connoître que la calomnie a été portée contre mon Père jusqu’à un excès de fureur, qui doit tout à la fois frapper les honnêtes gens d’étonnement & d’indignation.
Enfin, comme mon père n’étoit pas riche, & que cette maison lui tenoit lieu de plus de cent mille écus, il proposa à la Ville de l’achêter. Sa proposition fut agréée de tout le Magistrat, qui, sur les (p. 307) conclusions de l’Avocat Général de la Ville, nomma des députés pour examiner cette affaire, & pour régler les conditions de la vente. Ensuite, sur le vû du procès-verbal dressé par les Commissaires nommés, la vente fut arrêtée, & le contrat passé de l’avis unanime du Magistrat, qui en effet faisoit pour la Ville une très bonne affaire.
On voit par les clauses de ce contrat, qui est joint au procès, (N° LXVI) que mon Père abandonna à la Ville, pour 200.000 liv. une maison qui venoit de lui coûter plus de 100.000 écus. Qu’il donna à la Ville huit années de termes sans interêt, pour le payement de ces 200.000 liv. Il est vrai qu’il fut stipulé par le contrat, que mon Père conserveroit dans cette maison son logement, tant qu’il feroit les fonctions de Préteur Royal. Mais comme la Ville étoit (p. 308) obligée de le loger décemment on conviendra que cette clause lui étoit d’autant moins onéreuse qu’elle destinoit cette maison à loger dans la suite les Préteurs Royaux. C’est ainsi que mon Père a abusé de son autorité pour s’enrichir aux dépens de la Ville.
On a prétendu aussi que de mon côté, j’avois abusé du crédit que me donnoit ma place, pour faire aggrandir les écuries aux dépens de la Ville, & l’on fait monter cette dépense à 700 livres ; ce fait a été avancé par le nommé Burmayer Architecte, dans la déclaration extrajudiciaire qu’on lui avoit fait signer avant l’information, comme il en est lui-même convenu ; en sorte que ce témoin lié par une signature qui lui avoit été extorquée, s’est cru obligé de déposer le même fait dans l’information faite par M. de Clerivaux. Mais lors de la confrontation, je l’ai convaíncu (p. 309) de faux témoignage, d’une manière, qui en le couvrant de confusion, lui a fermé la bouche.
En effet, je l’ai interpellé de représenter ses comptes, pour voir si cet article s’y trouvoit, comme il devoit nécessairement s’y trouver, s’il étoit vrai que la dépense en question eût été faite pour moi des deniers de la Ville. Sur cette interpellation le témoin est convenu, qu’en effet il n’avoit point mis cet article sous mon nom dans ses comptes. D’où il résulte qu’il a donné à cette somme dans ses comptes, quelqu’autre emploi faux & supposé, & que par conséquent il est un comptable infidéle, & un mal-honnête homme.
Mais j’embarrassai ce témoin encore bien davantage, lorsque je lui soûtins que le ralongement d’écurie dont il parloit, avoit été fait par le Sr. Gallay, entrepreneur de la Ville, en conséquence d’un (p. 310) marché passé entre lui & moi, & quittancé par ce même Sr. Gallay. Je rapporte en effet. (N° LXVII) ce marché fait pour le ralongement de l’écurie donc parle le témoin, & daté du 2 Décembre 1747, avec la quittance du Sr. Gallay, étant au bas en date du 15 Avril 1748 de la somme de 1000 livres convenuë entre nous pour prix de cet ouvrage ; enfin je rapporte un Mémoire quittancé par le Sr. Falkenaver des autres ouvrages faits dans la maison que j’occupois depuis le mois de Janvier jusqu’en Décembre 1750. (N° LXVIII)
Qu’on juge présentement ce qu’on doit penser de la probité des témoins entendus contre nous, & du poids que doit avoir leur témoignage.
Je ne rappelle point ici toutes les dépostions de ces témoins sur l’article des présens reçus tant par mon (p. 311) Père que par moi. L’aveu que nous avons toujours fait d’avoir reçu des présens volontaires dans les affaires gracieuses, & les preuves que je rapporte de l’usage constant quí nous y autorisoit, rendent l’examen de la plûpart: de ces dépositions superflu. Je me reduirai seulement à une observation générale, qui mérite d’autant plus toute l’attention de mes Juges, qu’elle va leur prouver clairement que les dépositions de la pluspart des témoins entendus dans l’information, doivent nécelîairement être rejettées.
Je soûtiens en effet que tous les témoins qui ont signé des déclarations extrajudiciaires avant l’information, n’ont pas pû déposer valablement dans cette information. Cette proposition est fondée sur les principes les plus certains & les plus indubitables.
On appelle en droit, (p. 312) déclaration extrajudiciaire, tout témoignage rendu sans les formalités prescrites par la Loi, devant toute autre personne que le Juge qui a droit d’en connoître. Ainsi toute attestation donnée pardevant des Notaires, ou pardevant des Juges incompétens, quels qu’ils soient, & même devant un Juge compétent, sans les formalités essentielles requises par la Loi, telles que l’assignation, la prêtation de serment &c. est une déclaration extrajudiciaire qui ne sçauroit jamais faire aucune foi en justice, & qui est nulle de plein droit. Tous les auteurs sont d’accord sur ce point ; & la raison de cette importante maxime est, qu’un témoin qui offre de lui-même, & prostitue son témoignage, comme est dès-là suspect de passion é comme tel, rejetté. Or c’est offrir de soi-même & prostituer son témoignage, que de ne (p. 314) pas attendre que le Juge, qui a droit de connoître, le demande de la manière, & par les voies que la Loi lui prescrit. C’est se rendre délateur ou dénonciateur, & par conséquent se mettre hors d’état de pouvoir être temoin.
C’est par cette raison qu’il est dit dans l’article IV. du titre VI. de l’Ordonnance de 1670. Que les témoins avant qu’être oüis, feront apparoir de l’exploit qui leur aura été donné pour déposer, dont sera fait mention dans leurs dépositions. « Cela est ainsi requis, dit le Commentateur sur cet article, parce que si un témoin, sans être ajourné, s’ingéroit de soi-même à déposer, il se déclareroit suspect, & il témoigneroit par là avoir plûtôt affection de condamner que de déposer. » Aussi par un Arrêt de Réglement du Parlement de Paris du 21 Août 1705 rapporté dans le (p. 314) tome V. du journal des Audiences, livre V. Chapitre LXIX. est-il expressément défendu à tous Juges de recevoir aucun témoignage sans assignation préalable.
Une déclaration extrajudiciaire est donc un acte sans vertu, & qui n’a, suivant les Loix, aucun caractère de preuve. Or toutes les déclarations signées qui ont été envoyées ou portées par les témoins même à M. Desnan pendant son séjour à Strasbourg, sont constamment des déclarations extrajudiciaires, puisqu’elles n’ont point été faites en Justice, ni devant le Juge qui avoit droit de connaître, & que d’ailleurs elles n’ont été données sur aucune plainte, en vertu d’aucune Ordonnance, ni en conséquence d’aucune assignation. D’où il suit nécessairement que toutes ces déclarations extrajudiciaires sont nulles de toute nullité. Cette (p. 315) première conséquence est sans doute hors de difficulté, & l’on ne me la contestera pas. Mais il en résulte une seconde, qui n’est pas moins certaine, sçavoir que les mêmes témoins qui ont signé ces déclarations extrajudiciaires, n’ont pas pû, dans la suite être valablement entendus dans l’information, & que leurs dépositions ne sont ni moins nulles, ni moins incapables de faire foi que leurs déclarations.
En effet, on suit pour maxime constante dans tous les Tribunaux du Royaume, qu’un témoin qui sur un fait, a engagé sa foi par un acte signé de lui, n’est plus capable de déposer sur le même fait, parce qu’il a pris par sa signature un engagement qui le lie, & qui ne permet pas à la Justice de pouvoir compter sur le serment qu’elle lui fait prêter dans la suite. D’ailleurs. s’il est vrai qu’un témoin qui offre (p. 316) & qui prostitue son témoignage, avant que la Justice le lui demande par les voyes de droit, se rend dès là suspect de passion, comment concevroit-on, que la Justice crût pouvoir décider de l’honneur, de la Fortune & de la vie d’un Citoyen sur la foi de ce même témoin, qu’elle auroit elle-même rejetté comme suspect avant sa déposition ? Inutilement en effet le feroit-elle jurer de dire la vérité, si son propre honneur, & la crainte de l’infamie, & peut-être du supplice, l’obligeoient à soûtenir ce qu’il auroit déja peut-être faussement attesté par une signature imprudente ou mercénaire.
Il est vrai qu’autrefoís chez les Romains, & même pendant longtems parmi nous, on n’a pas été so délicat sur le choix des preuves. On voit que chez les Romains, du moins dans les matières civiles, les (p. 317) parties pouvoient impunément s’assurer de leurs témoins avant que de les produire en Justice. Avant que de les faire comparoître devant le Juge, ils leurs faisoient signer tous les faits dont il étoit question de faire la preuve ; & par ce moyen, ils étoient sûrs de leurs dépositions avant même qu’ils fussent entendus. C’est ce qu’on a appellé testes alligatos, des témoins liés. Mais cela n’étoit point permis dans les matières criminelles, qui sont d’une trop grande importance, comme le remarque Ayrault livre III, nomb. 4.3. « Si le témoin qui s’est ainsi lié par une déclaration extrajudiciaire, dit ce sçavant auteur, a opinion qu’il soit astraint à soûtenir ce qui est écrit, & pour cette raison vienne à persister devant le Juge, en ce qui est faux, & ce que la Partie a peut-être fait elle-même, y (p. 318) a-t’il rien si dangereux & pernicieux ? »
Nous voyons aussi dans nos anciens Jurisconsultes, & dans les livres de nos vieux Praticiens, qu’autrefoís en France on ne rejettoit les dépositions des témoins, que quand elles ne se trouvoient pas d’accord avec les déclarations extrajudiciaires qu’ils avoient signées avant l’instruction. Mais il y a long-tems qu’on a reconnu les dangers de cette pratique abusive, & que les Juges instruits par l’expérience se sont accordés dans tous les Parlemens du Royaume sur la nécessité de proscrire comme nulles, & les déclarations extrajudiciaires, & les dépositions judiciaires qui les avoient suivies ; ensorte qu’aujourd’hui c’est un point de droit que dans les matières criminelles, elle forme une maxime universellement reçue.
(p. 319) Mais on me dira peut-être, que nous ne sommes point ici dans un cas, où cette maxime puisse être appliquée ; que les actes que je veux faire passer pour des déclarations extrajudiciaires, sont des véritables dépositions qui ont été faites devant un Commissaire du Roi ; qu’il ne leur manquoit que la forme ; que c’est pour leur donner cette forme dont elles avoient besoin, que le Roi, par ses Lettres-patentes du 28 Juin 1652, a ordonné, que dans la nouvelle instruction elles serviroient de Mémoire ; que des dépositions nulles dans la forme peuvent être recommencées, & qu’alors elles sont une foi entière en Justice.
Je répons à cette objection, qu’il est impossible d’envisager comme de vraies dépositions, les déclarations extrajudiciaires dont il s’agit ; car enfin on est forcé de convenir qu’elles n’ont point été faires en (p. 320) Justice, & que par conséquent elles sont extrajudiciaires ; qu’elles n’ont point été précédées d’aucunes assignations ; qu’elles n’ont été reçûës par aucun Juge qui eût un caractère civil pour les recevoir ; que les témoins ont envoyé ou porté ces actes tous écrits & signés ; & qu’en un mot, dans tout ce qui a été fait alors, il n’y a rien qui ressemble à une véritable information. Je ne crains point d’ajoûter avec tout le respect que je dois à M. Desnan, qu’il n’a jamais eû aucun caractère qui l’autorisât à faire une information à Strasbourg, puisqu’il ne pouvoit avoir ce droit ou ce pouvoir qu’en vertu de Lettres-patentes duement enrégîtrées au greffe du Magistrat de Strasbourg, & que certainement S. M. ne lui a jamais accordé de pareilles lettres. On ne peut donc pas dire que ce qu’il a fait, soit une véritable information, (p. 321) qui se trouvant nulle dans la forme, aît été dans le cas de pouvoir être recommencée.
Mais quand il seroit possible qu’on regardât contre toute raison, comme un corps d’information toutes ces déclarations extrajudiciaires mendiées ou plûtôt extorquées par nos délateurs, & confusément portées par eux mêmes, ou par les témoins chez M. Desnan ; qu’en résulteroit-il ? Je conviens qu’une information faitre par un Juge, & qui est infectée de quelques vices de forme qui procédent de l’ignorance du Juge, ou de son inattention à se conformer aux régles de l’ordre judiciaire, peut être recommencés, & que les mêmes témoins peuvent valablement être entendus dans une seconde information. C’est ce que nous dit l’art. XIV. du tit. VI. de l’Ordonnance de 1670. « Les dépositions (p. 322) qui auront été declarées nulles par défaut de formalité, porte cet article, pourront être réitérées, s’il est ainsi ordonne par le Juge. » Mais, suivant ce même article, pour pouvoir réïterer ou recommencer une déposition, ou une information toute entiére, il faut nécessairement que deux circonstances concourent, sçavoir. 1° Que la première déposition ou. information ait été déclarée nulle. 2° Qu’il ait été ordonne par le Juge, que la déposition ou information déclarée nulle, sera réïterée.
En effet, une déposition ou une information, qu’on la quelque vicieuse qu’on la suppose, subsiste jusqu’à ce qu’il y ait un jugement qui la détruise, en la déclarant nulle. Or tant qu’une déposition ou une information subsiste, il n’est pas possible de la réïterer, ou de la reco mencer, puisque sur le même fait. (p. 323) il y auroit double déposition ou double information subsistante, ce qui est un monstre dans l’ordre judiciaire. Ainsi avant que de pouvoir recommencer une déposition ou une information, il faut de toute nécessité que la première soit détruite pan un jugement qui la déclare nulle.
Or c’est ce qui n’a point été fait ici. Il n’y a jamais eu aucun juge ment qui ait prononcé la nullité de tout ce qui a été fait pendant le sejour de M. Desnan à Strasbourg. Ainsi en envisageant comme un corps d’information, ce volume de déclarations extrajudiciaires qui lui a été remís, il faut convenir que cette prétenduë information subsiste encore aujourd’hui, & que par conséquent elle ne pouvoit être recommencée, puisqu’elle n’a, jamais été déclarée nulle.
Mais entassons hypothese sur (p. 324) hypothése. Supposons que l’assemblage des déclarations extrajudiciaires dont il s’agit, ait le caractère d’une information ; supposons que cette prétenduë information ait été déclarée nulle faute de formalité par un jugement, tout cela. n’aurait point encore suffi pour qu’il eût été permis de faire entendre de nouveau les mêmes témoins qu’on suppose avoir été entendus une fois. Il auroit déjà nécessairement fallu pour autoriser & rendre valable cette seconde audition des mêmes témoins, un Arrêt qui l’eût expressément permise. Telle est la Jurisprudence constante des Tribunaux; fondée sur l’art. XIV. du titre VI. de l’Ordonnance de 1670 qu’on vient de citer. Sans cette permission expresse de faire entendre de nouveau les mêmes témoins, sans ce jugement qui ordonne que les dépositions (p. 325) déclarées nulles, pourront étre réïterées, c’est-à-dire, que les témoins entendus dans ces dépositions vicieuses, pourront être entendus une seconde fois, toutes ces dépositions des témoins réentendus, sont nulles de plein droit, & comme telles, doivent être rejettées lors de la visite du jugement du procès. C’est ce qui a été jugé par un grand nombre d’Arrêts, comme on le peut voir dans les différens Arrêtistes, & notamment dans le journal des Audiences du Parlement de Paris, tom. 5. liv. 11.. chap. 58. Voyez aussi le recuëil des Arrêts du Parlement de Grenoble par Basset, tom. 11 liv. 7 tit. 11. le nouveau traité des matières criminelles par M. Guy du Rousseaud de la Combe, édit. de 1744 part. 5 chap. 4. sect. première, nomb. 19. Voici comment il s’explique sur ce point.
« Il faut, dit-il, tenir pour (p. 326) maxime constante que pour que les témoins entendus dans une information déclarée nulle puissent être entendus de nouveau, il faut que le jugement qui l’a déclarée nulle, permette d’entendre les mêmes témoins de nouveau, autrement la nouvelle information seroit-encore nulle. Ainsi jugé in terminís par Arrêt de la Tournelle criminelle du 24 Mars 1725. Ce qui est fondé sur ledit art. XIV. du tit. VI. de l’Ordonnance de 1670, qui porte que les dépositions qui auront été déclarées nulles par défaut de formalité, pourront être réïterées, s’il est ainsi ordonné par le Juge. D’où il résulte que si le Juge ne l’a pas ordonné, les dépostions des mêmes témoins ne pourront point être réïterées. Il y a encore, continue cet Auteur, un pareil Arrêt du Samedí 10. Avril 1734, aussi rendu en (p. 327) la Tournelle criminelle entre Joseph Guintrandy appellant comme d’abus, &c.
Le Commentateur de l’Ordonnance criminelle sur l’art. XIV. du tit. Vl. soûtient la même maxime comme indubitable.
Ainsi, soit qu’on envisage tous les actes signés par les témoins avant l’information, comme de véritables déclarations extrajudiciaires, soit qu’on les considère comme des dépositions vicieuses seulement dans la forme, il est hors de doute que ces premières dépositions ou déclarations extrajudiciaires sont nulles, que les témoins qui les ont souscrites n’ont pas pû être entendus une seconde fois dans l’information, & que par conséquent leurs dépositions judiciaires, & leurs déclarations extrajudiciaires doivent nécessairement être rejettées du procès, & qu’en jugeant on n’y (p. 328) doit avoir aucun égard. Or la plûpart des temoins qui ont déposé contre nous, sont dans ce cas, & notamment les sieurs Moog, Cappaun, Burmayer, Dietrick, Raphaël & Michel Lévy que j’ai nommé dans ce Mémoire. Mes Juges verront dans le cahier des confrontations qu’ils sont tous convenus d’avoir signé des déclarations extrajudiciaires avant que de déposer. IIs verront aussi que la plûpart de ces témoins, tels que les six que je viens de citer, sont ou des Juifs dont le témoignage est inadmissible suivant les Loix, ou des Luthériens que la passion, l’intérêt de leur Religion ont soulevés contre mon Père dans de l’affaire de l’alternative.
Mais au fonds que m’importe la qualité de ces témoins, & quel interêt puis-je avoir à insister sur la nullité de leurs dépositions, lorsque j’en démontre d’ailleurs la (p. 329) fausseté et l’inutilité ? Ne puis-je pas en effet écarter comme inutiles, toutes celles qui ne tendent qu’à prouver des faits dont je convíens, & qui sont de nature à ne pouvoir inculper ni mon Père ni moi ? Telles sont en général toutes les dépositions de l’information : elles ne roulent que sur des présens reçus des affaires gracieuses ; & j’ai fais voir que sur ce point un usage public, aussi ancien que la constitution du Gouvernement à Strasbourg, usage connu des Ministres, & tacitement autorisé par la Cour, nous justifioit pleinement. ll n’y a donc, à proprement parler, dans toute l’information que les trois dépositions de Raphaël Lévy, de Michel Lévy & de Jean Dietrick, qui contiennenst des faits graves ; mais indépendamment des moyens de reproches, qui seuls suffiroient pour faire rejetter le témoignage (p. 330) de ces trois calomniateurs, je puis me flâter d’avoir prouvé avec la dernière évidence que ces faits graves dont ils me chargent, sont autant d’impostures avérées par leurs propres contradictions.
Enfin, après avoir ainsi fidélement exposé tous les faits qui ont précédé l’instruction, & tout le secret des charges renfermées dans la procédure, je demande si j’ai pû. dire avec quelque fondement au commencement de ce Mémoire, que le public avoit ignoré jusqu’à ce jour, ce qu’il n’apprendroit qu’avec étonnement, quels étoient les crimes dont nous nous étions rendus coupables mon Père & moi. Quelle doit être en effet sa surprise, & je crois même pouvoir dire, son indignation, lorsqu’il voit jusqu’à quel point la calomnie a trompé sa crédulité, & surpris la religion du Roi & de ses Ministres ?
(p. 331) Annoncés dans tout le Royaume & dans le Pays étranger comme des criminels du premier ordre, nous avons essuyé la diffamation la plus générale & la plus outrageante. Pendant que les papiers publics ont appris à toute l’Europe, que le Roi nous livroit aux rigueurs de la Justice, des lettres particulières & des libelles secrets se sont répandus dans les Provinces & dans les Cours, pour persuader au public que les infidélités les plus criantes, la tyrannie la plus odieuse & les crimes les plus graves étoient le motif & l’objet de cette instruction éclatante. Tous ces écrits obcurs, toutes ces rumeurs méprisables ont insensiblement élevé contre nous une espèce de cri général dans tous les lieux où il n’était pas possible de découvrir la source empoisonnée d’où partoient toutes ces impostures. C’est ainsi que (p. 332) pendant notre captivité, nos ennemis & nos persécuteurs ont triomphé & que nos amis & nos protecteurs se sont inutilement opposé au torrent de la prévention.
Mais aujourd’hui ce n’est plus sur des bruits équivoques, sur des opinions incertaines, sur des soupçons vagues, sur des allégations hazardées, & sur des écrits anonymes, que le public doit nous juger. Il est tems, qu’éclairé par le flambeau de la Justice, il reconnoisse l’illusion des phantômes qu’on lui a présentés, & l’erreur des jugemens qu’il en a portés. Je le supplie donc de considérer dans les détails de cette instruction dont je viens de lui rendre compte, quel étonnant spectacle la vérité développe à ses yeux désabusés.
Jusqu’ici, graces à des récits infidéles, presque tout le monde acru que la Ville & le Magistrat (p. 333) en corps étoient réunis contre nous, & qu’ils réclamoient de concert la justice du Souverain contre un Chef qui abusoit de son autorité, pour violer les Loix, & tyranniser les peuples ; & personne n’a pû ni dû se persuader qu’une Ville entière & une compagnie si nombreuse, se soulevassent avec tant d’éclat contre un homme en place, sans avoir les raisons les plus fortes de se plaindre de ses excès. Aujourd’hui ce préjugé s’évanoüit à la vuë des informations qui apprennent que ce qu’on a fait passer dans le monde pour un soulèvement général de toute la Ville & de tout le corps du Magistrat de Strasbourg, n’est qu’une vile cabale de sept ou huit factieux, que des passions particulières & des interêts personnels ont animés à notre perte, & qui ont été soûtenus par des intrigues, & un (p. 334) crédit dont on a malheureusement découvert trop tard la politique.
Pour justifier qu’en effet nous ne méritíons que trop cette haine publique, dont on nous supposoit chargés, n’a-t’on pas débité dans tous les cercles que par une administration infidèle nous avions ruiné la Ville, dissipé ses revenus, & épuisé le trésor public ? Que devient aujourd’hui cette horrible accusation qui a fait tant de bruit dans le monde, & qui a prévénu tant de personnes contre nous ? Non-seulement je puis dire qu’il n’y en a pas la moindre preuve, ni le plus leger indice dans toute l’instruction ; mais je dois encore ajoûter qu’il n’en a pas même été question dans tout le procès, où cependant nos ennemis n’ont rien oublié de tout ce qui pouvoit contribuer à nous perdre.
(p. 335) Quel est donc le résultat de tant de recherches, de tant de procédures, & à quoi se reduit enfin une instruction si longue, si rigoureuse, & dont les horreurs ont coûté la vie à mon Père ? à nous convaincre l’un & l’autre d’un fait qui étoit de notorieté publique, d’un fait que nous n’avons jamais déguisé ni désavoué, d’un fait, en un mot, auquel ni nous, ni nos ancêtres, ni nos concitoyens n’avons jamais attaché aucune idée de crime. Ainsi en épuisant successivement toutes les ressources de l’intrigue, & toute la sévérité de la Justice, on est parvenu à prouver que publiquement, sans mystère, aux yeux de tout lîe monde, & à l’imitation de nos prédécesseurs & de nos contemporains, nous recevions dans les affaires purement gracieuses, dles présens autorisés par un usage aussi ancien que le (p. 336) Gouvernement de Strasbourg. Fallait-il rassembler tant de témoins, entasser tant de procédures, & nous faire subir l’exécution des décrets les plus humilians pour avoir la preuve d’un fait qui ne pouvoit jamais nous être imputé à crime ?
Voilà cependant à quoi se termine cette malheureuse affaire ; car je ne parle point de l’imposture grossière de ces Juifs que j’ai confondus, & dont suivant toutes les Loix le témoignage n’étoit pas même admissible. Puis-je dans ces circonstances avoir quelqu’alarme, ou quelques inquietudes sur le jugement que j’attens d’un Tribunal qui s’est toujours également distingué par ses lumières & par son équité ?
KLINGLIN.


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