Version en français, Charles Boersch


Charles Boersch, Procès de M. de Klinglin, préteur royal à Strasbourg de 1725 à 1752
dans la Revue d’Alsace, 1837, pp. 80-114 (version en français du chapitre de Friesé, pp. 84 sqq. sans la rigueur d’expression de l’original)

Friese, dans son livre vraiment populaire, et rédigé sous l’inspiration du plus pur patriotisme, a recueilli un certain nombre de faits qui ont servi à l’instruction du procès de Klinglin, et qui résultent de dépositions de témoins, et de preuves irrécusables. Il a compulsé, à cet effet, tous les procès-verbaux et registres de la chambre des XXI, et de celle des XII l de 1730 à 1751 ; ceux de la chambre des XV, qui auraient pu fournir des documents non moins précieux, ont été brûlés et lacérés lors de la prise de l’Hôtel-de-Ville en 1789, et il n’a pu les consulter. C’est d’après ces pièces que je vais énumérer les concussions et les dilapidations imputées au préteur Klinglin ; je suivrai également Friese dans le récit qu’il trace de l’administration et du procès de ce préteur royal. Le livre de Friese, répandu dans la bourgeoisie de notre ville, et dans la population allemande, si je puis ainsi dire, est à peu près inconnu dans les classes supérieures et à la population plus française.

François-Joseph Klinglin était un homme de grands talents, d’un mérite supérieur, mais avide de luxe et prodigue dans ses dépenses. Son ambition était de briller par l’éclat de son logement, de son ameublement, par la splendeur de ses repas par la magnificence de ses fêtes. La plus grande fortune, s’il l’eût possédée, se serait promptement évanouie entre ses mains. Cependant il joignait à ces défauts des qualités qui les rendaient moins saillants: il aimait les arts et les favorisait, il se montrait protecteur zélé des intérêts du commerce il ne négligeait rien pour donner, de l’essor à l’industrie, pour procurer du travail et du pain aux artisans et aux ouvriers. Aussi était-il très aimé par une grande partie de la bourgeoisie, qui lui savait gré de ses efforts pour son bien-être ; mais comme il n’était pas fort riche, et que ses revenus étaient loin de suffire à ses prodigalités, il fut entraîné à suppléer à la médiocrité de sa fortune par des moyens illicites et désastreux pour la ville.
Par intrigue, par corruption il était parvenu à s’emparer de quelques membres du magistrat, et de plusieurs des principaux fonctionnaires publics et secondé par la complicité de leurs actes, ou de leur silence, il mit la main sur les propriétés et les revenus de la ville, et les administra suivant son bon plaisir. Il se bâtit de somptueux édifices avec les matériaux pris dans les chantiers de la ville, et solda les ouvriers sur les fonds des caisses publiques; il engagea le magistrat à affermer les revenus de la cité, et il obtint cette ferme pour ses créatures dont il partageait les bénéfices ; il rendit les places publiques vénales, il vendit à vil prix des forêts, des champs, des jardins, des moulins, et d’autres édifices appartenant à la ville, en se faisant remplir les mains d’or par les acheteurs. Il envahit toutes les branches de l’administration ; il fit pénétrer partout ses complices ; il domina le magistrat, et fort du crédit dont il jouissait à la cour, il le retint dans un véritable état de sujétion ; chacun s’inclinait et tremblait devant le préteur royal, car tout ce qui lui faisait obstacle était bientôt abattu.
Cependant il se trouva quelques hommes de probité et d’énergie, qui résistèrent avec une courageuse persévérance aux déplorables entreprises du préteur, et qui finirent par le démasquer.
Ainsi, dans la séance de la chambre des XXI, du 26 janvier 1741, le stettmeistre de Hurtigheim s’exprima ainsi: « Comme M. le préteur royal prend plaisir à me noircir aux yeux de la cour, ainsi que plusieurs de mes collègues, je suis forcé de lui déclarer que je ne cesserai de demander au roi de faire examiner scrupuleusement sa conduite et la nôtre, et la manière dont sont remplis les principaux emplois de la cité; il faut qu’une fois se produise au grand jour le bien et le mal que chacun peut avoir fait, et que chacun reçoive la louange ou le blâme, la récompense ou le châtiment qu’il a mérité. »
M. Bœckel, de la chambre des XXI, se joignit au stettmeistre de Hürtigheim, et dit : « Il serait bien nécessaire d’examiner la conduite que M. le préteur royal a tenue jusqu’à ce jour. »
Enfin, les deux stettmeistres, de Wurmser et de Bock, exprimèrent une semblable opinion.
Telles sont les paroles textuelles insérées au procès-verbal. Les réclamations de ces courageux citoyens furent alors entièrement vaines; ils décédèrent l’un après l’autre sans avoir vu la chute du préteur ; mais d’autres voix succédèrent aux leurs, jusqu’à ce qu’arriva enfin le jour de la justice.
L’appui solide que Klinglin trouvait à la cour, la grande influence, le crédit dont il y jouissait, provenaient des riches présents qu’il ne cessait de faire à ses protecteurs, et des sommes énormes qu’il puisait dans les caisses de la ville pour les mettre à la disposition du gouvernement. Il dépeignait les trésors de Strasbourg comme inépuisables, et les hommes qui s’opposaient à ses déprédations comme des gens turbulents et ambitieux.
Cependant toutes les plaintes du magistrat, et de courageux citoyens, comme le stettmeistre de Gail, l’ammeistre Faber, Kornmann de la chambre des XIII, n’auraient jamais été accueillies, si une intrigue de cour n’était venue ruiner le crédit de Klinglin.
Machault, ministre des finances, et d’Argenson, le ministre de la guerre étaient ennemis mortels ; Serilly intendant de l’Alsace, était l’ami du premier, Klinglin une créature du second. Le ministre des finances savait que le magistrat de Strasbourg était très-mécontent de la conduite du préteur royal ; il ordonna donc à l’intendant d’instruire le procès de ce dernier, pour arriver par ce moyen à renverser aussi le ministre de la guerre, d’Argenson ; et c’est dans ce but qu’il remit entre les mains du roi les doléances du magistrat de Strasbourg. Le roi alors envoya à Strasbourg, en 1.752, un commissaire extraordinaire, M. Courchelet, conseiller au parlement de Besançon, chargé d’examiner l’état des finances de la ville, et la gestion du préteur Klinglin.
Voici comment l’avocat-général Hold rend compte, dans son mémorial, du commencement de cette instruction judiciaire : «  Le commissaire royal arriva le 24 janvier 1752. ; il fit voir en plein sénat les pouvoirs dont il était muni, et demanda un état exact des revenus de la ville, et de ses dépenses ordinaires et extraordinaires depuis vingt années ; le détail des biens de la ville, vendus dans cet espace de temps, de leur prix de vente, et de l’emploi qui avait été fait de ces capitaux ; le tableau des impôts dont étaient grevés les bourgeois et une note précise sur les devoirs attachés à la place du préteur royal et sur les nouveaux emplois que celui-ci avait créés depuis son entrée en fonctions.
« Pour rédiger tous ces états le plus promptement possible, et fournir au commissaire extraordinaire tous les renseignements qu’il avait réclamés, le grand conseil nomma une commission de huit membres du magistrat qui devaient se livrer à ce travail avec le commissaire royal.
Le 12 février, Friderici, secrétaire de la chambre des XV, et l’un des adhérents du préteur, fut arrêté. Il fut accusé de recevoir des présents et des gratifications de compromettre ainsi le nom de la chambre, et de la rendre odieuse à la bourgeoisie. On lui imputa encore de ne pas rédiger avec ordre les procès-verbaux des séances ; de ne fournir aux parties les pièces qu’elles réclamaient que d’après son bon plaisir ; on lui reprocha même de vendre à haut prix les jugements favorables. C’est ainsi que tout récemment, pour obtenir certaine demande, un bourgeois avait été obligé de lui payer 7,440 livres. Quand le bruit courut qu’il serait incriminé pour ce fait, Friderici apporta à ce bourgeois un billet pour cette somme, daté de l’année précédente, comme s’il la lui avait empruntée. Peu de temps auparavant encore, Friderici devait avoir fait un échange de propriétés, dans lequel la ville avait éprouvé un dommage de 6000 livres.
« Le 22 février le commissaire fit arrêter au nom du roi, et conduire à la citadelle, le conseiller Moog, Daudet, receveur au magasin de sel, et Kapaun, receveur de l’octroi ; ils furent mis au secret et interrogés le lendemain. Moog et Kapaun avouèrent au commissaire royal que Daudet leur avait dit que le préteur retirait de la ferme générale beaucoup moins de bénéfices qu’on ne se l’imaginait, parce qu’il était obligé de donner pour cet objet 60,000 livres au ministre d’Argenson. Daudet confessa qu’il avait tenu ce langage à Moog et à Kapaun sur l’ordre du préteur.
« Par suite de cet interrogatoire, le préteur fut également arrêté le vendredi, 25février, au moment où il montait en voiture pour partir pour la chasse : deux aides-majors se saisirent de sa personne, et sur les ordres du commissaire il fut transféré à la citadelle, et confié à la garde du commandant, de Fienne, jusqu’à ce qu’on eût préparé pour lui et son valet de chambre des pièces grillées ; il y fut déposé le même soir et gardé par douze soldats, ayant la baïonnette au bout de leurs fusils, et par quatre sous-officiers.
« Le lendemain, le fils du préteur, le stettmeistre Klinglin, prit, en vertu de la survivance qu’il avait obtenue du roi en 1744, la place de son père, comme préteur royal, au conseil ; mais il ne remplit pas ces fonctions plus de vingt-deux jours, car le 20 mars, sur les ordres de la cour, il fut également conduit à la citadelle, et gardé sévèrement dans une maison particulière.
« Le 2 mars on envoya au préteur du bois à la citadelle. Pendant qu’on le déchargeait, le voiturier parut porter une attention spéciale sur une des bûches ; la sentinelle qui était près de là s’en aperçut, et prit la bûche qui lui tomba des mains et se sépara en pièces dans la chute, en laissant échapper un paquet de lettres à l’adresse du préteur. Le commissaire royal envoya ces lettres à la cour, sans les ouvrir, et quelques jours après le roi donna ordre de renfermer plus étroitement le prisonnier, et de le priver même en partie de la lumière du jour.
« Le 24 avril, le roi nomma l’abbé Regemorte, prébendier de Saint-Pierre-le-Jeune, provisoirement préteur de la ville de Strasbourg. »
Pendant ce temps le commissaire royal, aidé par les huit délégués que le magistrat lui avait adjoints, continuait à recueillir les renseignements dont il avait besoin, et à procéder à l’interrogatoire des témoins qui devaient déposer sur la conduite tenue par le préteur Klinglin, depuis vingt années. Nous allons reproduire ici quelques extraits de ces documents et pièces authentiques : leur contenu pourra servir à faire juger et apprécier le préteur Klinglin.

ÉCHANGE DU VILLAGE DE HOEHNHEIM CONTRE LES VILLAGES
D’ILLKIRCH ET DE GRAFENSTADEN EN 1735. (Extrait du Mémorial de l’avocat général Holdt.) – En 1733, le préteur demanda au magistrat la ferme des villages d’Illkirch et de Grafenstaden, pour cent et une années. Quelques membres du magistrat s’opposèrent à cette demande du préteur, alléguant que le magistrat ne pouvait disposer de la sorte des biens de la commune ; mais Klinglin s’irrita vivement de cette audace, et fit éprouver son mécontentement aux opposants, qu’il ne craignit pas de menacer.
Par crainte et par faiblesse, le magistrat se rendit enfin aux volontés du préteur ; la location fut conclue et signée à la chambre des contrats. Mais bientôt après, Klinglin annula lui-même cette location, sous prétexte que le fermage était trop élevé, et qu’il se répandait à ce sujet des bruits fâcheux dans la bourgeoisie. Cependant ce n’était là qu’un jeu, car il avait combiné un plan à l’aide duquel il espéra s’emparer de ces villages à titre de propriété. Dans cette intention il écrivit à la cour, sans en informer d’abord le magistrat, et, comme on le voit clairement par la lettre du ministre, il exposa que le magistrat désirait échanger le village d’Illkirch (il n’est pas dit un mot de Grafenstaden) contre celui de Hœhnheim, qui lui appartenait ; et que les revenus que donnaient ces deux villages étant les mêmes, il était prêt à consentir à l’échange, si le roi y donnait son approbation. Le maréchal du Bourg, gendre du préteur, se donna beaucoup de mouvement à la cour pour cette affaire, et bientôt arriva une lettre du ministre au magistrat pour lui annoncer que le roi consentait volontiers à l’échange d’Ilkirch contre Grafenstaden [sic], puisque, suivant les indications qui avaient été fournies, ces deux villages avaient des revenus égaux. Il engageait en même temps le magistrat à profiter de cette occasion pour donner au préteur un témoignage de la reconnaissance que lui méritait sa sollicitude paternelle pour les intérêts de la ville; et à la fin de la lettre il était dit que ce serait causer au roi un vif plaisir. Le même jour le préteur adressa au magistrat un long mémoire, dans lequel il demandait en termes fort polis l’échange des villages d’Illkirch et de Grafenstaden, contre celui de Hœhnheim. La crainte de tomber dans la disgrâce du roi, et de s’attirer la colère du préteur, firent donner au magistrat, le 21 avril 1735, son assentiment à l’échange des deux villages nommés contre celui de Hœhnheim et le tiers de la dîme de Hüttenheim. Les deux parties choisirent de suite des députés chargés d’évaluer les différentes recettes provenant des villages à échanger. Des calculs établis il découla que les revenus d’Ulkirch et de Grafenstaden ne montaient qu’à 4,297 livres, tandis que ceux de Hœhnheim s’élevaient à 5,113 livres, ainsi 816 livres de plus que les premiers. Comme Klinglin ne demandait pas de soulte, mais simplement l’échange, sa fourberie eut encore l’air d’un acte de générosité, pour lequel le magistrat ne pouvait manquer de lui témoigner sa profonde reconnaissance. Il faut remarquer toutefois que dans cette évaluation, les revenus de Hœhnheim furent fixés au taux le plus élevé, ceux des villages de la ville au taux le plus bas, et que l’on ne tint aucun compte des droits de la ville de Strasbourg sur la forêt et la chasse d’Illkirch. Une évaluation postérieure démontra, en effet, que les revenus d’Ulkirch et de Grafenstaden montaient à 8,581 livres 10 sols, tandis que ceux de Hœhnheim, y compris le tiers de la dîme de Hüttenheim, n’atteignaient que la somme de 5,860 livres 11 sols.
La prise de possession des deux seigneuries eut lieu le jour de Saint-Michel, de la même année, de la manière la plus solennelle. Le magistrat fit don à chaque habitant de Hœhnheim d’un pain et de 5 schellings; et ce présent, qui fit au total 88 livres 4 sols, disposa favorablement les nouveaux sujets de la ville en faveur de leur nouveau seigneur. Le préteur invita le magistrat à un dîner splendide au château d’Illkirch ; mais, par reconnaissance pour le préteur, ce fut la ville qui paya seule les frais de cette fête, s’élevant à 1,149 livres 8 sols.
A peine Klinglin avait-il pris possession de son nouveau domaine, qu’il exerça ses droits seigneuriaux dans leur plus grande latitude et avec la plus grande sévérité. Il frappa les bestiaux d’un nouvel impôt ; tous les habitants qui voulaient se marier, furent obligés de lui en demander la permission, et d’acheter de lui le droit de citoyen. Les paysans résistèrent d’abord à ces empiétements sur leurs droits et leurs libertés, mais ils finirent cependant par conclure avec leur seigneur un traité dans lequel ils lui concédaient des avantages plus grands encore. Cependant l’insatiable préteur ne cessa de les tourmenter; il les punit d’amendes énormes, à la moindre contravention à ses règlements ; il confisqua les propriétés des communes, et leur défendit même de ramasser du bois dans leur propre forêt. La patience échappa enfin aux paysans, et ils intentèrent un procès à leur seigneur. Klinglin les traita de rebelles, et les accusa de révolte devant le chancelier de la ville ; ils interjetèrent appel devant la cour souveraine de Colmar, dont Christophe Klinglin le frère du préteur, était le président : aussi leurs plaintes ne furent pas accueillies. Ils s’adressèrent alors au parlement de Besançon, où la différence de langage et l’éloignement devaient rendre la procédure très-coûteuse. Enfin et avant l’issue du procès, Klinglin parvint à leur faire conclure un nouveau traité, d’après lequel les paysans, déjà presque ruinés, s’obligèrent encore à payer les frais de tous les procès qu’ils avaient soutenus contre lui. Dix-huit ans plus tard le magistrat demanda l’annulation de ce déplorable contrat d’échange d’Illkirch et Grafenstaden contre Hœhnheim. De là naquit un long procès entre la ville et la famille de Klinglin ; mais le 1er février 1765 ce procès fut décidé à l’avantage de la ville et le 9 mars eut lieu l’échange solennel et la prise de possession des seigneuries d’Illkirch et de Grafenstaden, à la grande joie des habitants de ces villages, dont les charges furent immédiatement allégées.
En juillet 1793 la commune d’Illkirch acheta, dans une vente, le portrait de son ancien seigneur, pour que chaque paysan puisse,suivant l’expression de l’un d’eux, dire à ses enfants : Voyez, c’est là l’homme qui nous a ruinés !

CONSTRUCTION DE L’HOTEL ACTUEL DE LA PRÉFECTURE. (Extrait des protocoles de la chambre des XIII en 1730 et 1736.) — Jusqu’à l’année 1730, le préteur avait reçu, comme avant lui, son père Jean-Baptiste Klinglin, une somme annuelle de 800 livres, pour indemnité de logement ; mais, à cette époque, il se plaignit de l’insalubrité et du délabrement dela maison qu’il habitait, et déclara qu’il avait l’intention de bâtir une nouvelle maison, dans un quartier agréable et au centre de la ville ; il ajouta que l’ancien Mauerhof lui paraissait répondre entièrement à ses intentions, et il pria par conséquent la chambre des XIII de lui en permettre l’acquisition.
A cette demande du préteur, on souleva d’abord la question de savoir si la chambre avait le droit, sans autorisation supérieure, d’aliéner une propriété de la ville. Les avocats-généraux résolurent cette question par les considérations suivantes, qui sont dignes d’être reproduites : « Les propriétés de la ville sont de deux espèces : les unes sont les biens patrimoniaux, et sont exclusivement destinées à l’usage et au plaisir de MM. les conseillers; la commune n’a pas à s’en occuper ; et le magistrat a pleine liberté de disposer à son gré de ces propriétés patrimoniales ; les exemples ne manquèrent pas à l’appui de cette théorie. L’autre espèce de propriétés est, au contraire, réservée pour un usage d’intérêt public ; elle appartient entièrement à la ville ; et le magistrat ne peut les aliéner sans une permission spéciale du roi. Le Mauerhof rentre dans la première classe de propriétés, les propriétés patrimoniales, à la disposition du magistrat; et celui-ci peut par conséquent en faire la concession au préteur. » Après ces éclaircissements vraiment lumineux, il fut décidé, à la suite d’une longue délibération, que les matériaux de construction de la ville, qui étaient déposés sur le Mauerhof, seraient transportés de l’autre côté du fossé, sur une autre place, et que le Mauerhof, d’une étendue de trois arpents et un sixième, serait concédé en toute propriété au préteur, et transmissible à ses héritiers, sous la seule condition d’une rente foncière perpétuelle de 100 livres, qui ne pourrait être rachetée.
Klinglin fut très-satisfait de cette décision du magistrat, et commença immédiatement la construction du superbe hôtel, aux frais de la ville. Mais six ans plus tard, avant que cet édifice fût entièrement achevé, il se plaignit que la rente foncière qu’il devait payer était trop onéreuse, et demanda qu’on lui en fît entière remise, ou que du moins on la réduisît considérablement. Le magistrat, touché de la générosité du préteur, qui, l’année précédente, avait échangé le village de Hœhnheim contre ceux d’Illkirch et de Grafenstaden, sans réclamer de soulte, malgré le bénéfice d’un revenu de 700 livres qui résultait de cet échange pour la ville, s’empressa, dans sa reconnaissance, de réduire la rente foncière de 100 livres à cinq schelling, et ainsi fut levée cette difficulté.
Aucun citoyen n’ignorait déjà lors que Klinglin avait bâti cet hôtel et tous les autres édifices et châteaux lui appartenant, aux frais de la ville ; mais les nombreuses dépositions des témoins irrécusables prouvèrent plus tard judiciairement les concussions dont il s’était rendu coupable dans cette circonstance. Voici, sur ce point un extrait fidèle des procès-verbaux de la commission des huit magistrats délégués pour l’instruction, séance du 7 février 1752.

DÉPOSITIONS DES ARTISANS ET OUVRIERS EMPLOYÉS PAR LA VILLE.
Tous les ouvriers de la ville ayant été mandés, et chacun d’eux ayant juré solennellement de dire la pure vérité, sans aucune acception de personnes, ils firent isolément et individuellement les déclarations suivantes, que chacun d’eux signa de sa main :
«Biermeier, journalier de la ville, reconnaît avoir fourni au préteur beaucoup de matériaux, et avoir exécuté des travaux, qui, sur les ordres de l’architecte en chef, ont été payés par la caisse communale. Il promet d’en fournir un état exact et détaillé.
« Werner, le chef d’atelier, dit, que depuis le peu de temps qu’il remplissait cette place, il avait beaucoup travaillé pour le préteur, et que, sur l’ordre de l’architecte en chef, son ouvrage avait été payé par la caisse communale. Il ajouta ne pas se souvenir du détail exact de ces travaux, mais promit de le fournir pour être inséré au procès-verbal,
« Schott, le surveillant des ponts, reconnut avoir fait de nombreuses fournitures au préteur, dans son hôtel à Illkirch, à Oberbergheim et à la ménagerie, qui toutes avaient été soldées par la caisse communale; il promit d’en fournir au procès-verbal un état détaillé.
« Loger, le menuisier de la ville, dit qu’il n’avait rien fait à Oberbergheim, mais qu’il avait exécuté de nombreux ouvrages dans l’hôtel du préteur, en ville, comme des croisées, des lambris, qui avaient été soldés la plupart par la caisse communale. Il promit d’en fournir l’état.
« Fischer, le menuisier, et Kraeutler, le tourneur, ne voulurent pas faire d’aveu, sous prétexte que leurs souvenirs n’étaient pas bien positifs. On leur ordonna en les menaçant de fortes peines, de remettre par écrit ce qu’ils avaient à déclarer.
« Gayneau, le sellier, avoue avoir fait, sur les ordres de l’architecte en chef, aux écuries du préteur, quelques fournitures qui ont été payées par la ville: il en promet l’état par écrit.
« Kugler, le potier d’étain, reconnaît avoir fait récemment une grande cuve en étain pour la buanderie du préteur.
« Hennige, le ferblantier de la ville, reconnaît avoir confectionné pour le préteur beaucoup d’ouvrages qui lui ont été soldés en partie par Klinglin lui-même, en partie par le payeur de la ville. On lui ordonna de fournir un état exact de ces derniers.
« Erichson, le menuisier, dit qu’il avait beaucoup travaillé pour le préteur, mais que ces travaux avaient été soldés par le préteur lui-même. Une seule fois, ajoute-t-il, il avait été obligé de chercher,
au chantier des ponts, cinquante planches pour un ouvrage à exécuter ; mais quand, plus tard, on lui dit d’y retourner, il refusa et aima mieux renoncer à l’ouvrage que de prendre part à des actions que réprouvait sa conscience.
« Pfaut, vitrier, avoue qu’il a fait beaucoup d’ouvrages tant à l’hôtel du préteur, qu’à Illkirch ; les premiers lui ont été payés par la caisse communale, les autres sont encore dus. On lui ordonna de donner par écrit un état des premiers, et de s’adresser au préteur pour le payement des derniers.
« Falkenhauer, le serrurier, atteste, que, sur l’ordre de l’architecte en chef et du payeur de la ville, il a exécuté beaucoup de travaux pour le préteur, et qu’ils lui ont été soldés par la caisse de la ville ; il en retrouvera le compte détaillé dans ses livres, et le fournira au procès-verbal.
« Kramp, qui est employé depuis quarante-quatre ans, comme journalier au Mauerhof, déclare que tout ce que le Mauerhof a fourni au préteur, a été inscrit dans un livre particulier, mais que ce livre n’existe plus. Le payeur Pflug, qui est mort, l’a enlevé quand il a pris un nouveau secrétaire. Le témoin sait cependant qu’il a été fourni par le Mauerhof une prodigieuse quantité de matériaux de construction, comme pierres, degrés d’escaliers, chaux, plâtre, plomb et autres objets pour la construction de l’hôtel du préteur, et pour Oberbergheim, Illkirch et la Ménagerie. Il déclare positivement que tout le plâtre employé à ces édifices avait été préparé au Mauerhof, et emmené de nuit, par les jardiniers, sur plus de vingt chariots. Les journaliers payés par la ville ont aussi travaillé à ces constructions ; mais, pour déguiser quelque peu ce fait, on avait aussi pris à gages quelques ouvriers étrangers. »
Toutes ces dépositions, signées par les témoins, figurent aux procès-verbaux de la commission d’instruction. Quant à l’hôtel, à la construction duquel elles ont rapport, il résulte encore de ces procès-verbaux, qu’en 1744 le préteur offrit cet édifice au magistrat, et l’obligea de le lui acheter pour la somme de 200,000, et de le lui céder ensuite de nouveau pour servir à jamais de demeure au préteur. Lorsqu’après la mort de Klinglin, le ministre demanda cet hôtel pour l’intendant de la province, il fallut, en 1758, y faire de nouveaux agrandissements, de nouveaux embellissements, dont le prix s’éleva à 150,000 livres. Cet hôtel a donc coûté à la caisse communale au moins 500,000 livres.

VENTE DES PROPRIÉTÉS DE LA VILLE (Extraits des procès-verbaux des huit commissaires d’instruction). — Un autre chef d’accusation contre le préteur avait trait aux nombreuses propriétés de la ville qu’il avait aliénées à vil prix, en se faisant donner sous main, par les acquéreurs, des sommes considérables. Les commissaires instructeurs firent dresser le tableau de toutes les maisons et forêts, des biens ruraux et des moulins appartenant à la ville, et qui avaient été vendus depuis vingt ans. Quand ce tableau fut achevé, ils firent comparaître devant eux les personnes qui avaient fait l’acquisition de ces propriétés, et procédèrent à leur interrogatoire.
Voici quelques extraits de ces dépositions, qui sont toutes consignées aux procès-verbaux de la commission d’instruction:
« Saint-Janin, négociant, qui a acheté de la ville un emplacement situé dans la rue des Serruriers, à côté de la chambre des contrats, pour la somme de 6000 livres, reconnaît que, pour obtenir ce terrain à bas prix, il a fait au préteur, par l’intermédiaire de M. Lambert, un don de 4000 livres.
« Antoine Ducre déclare, qu’il a payé 9600 livres pour une place appartenant à la ville, à côté de la tour aux Pfennings, où se trouve bâtie une nouvelle maison et qu’il a fait, pour l’obtenir à ce prix, un don de 6000 livres au préteur.
« Joseph-Henri Cladi, confiseur, déclare avoir acheté de la ville une vieille maison située au Marché-Neuf, et l’avoir rebâtie. Il a conclu le marché avec Paul Bek, à la condition de payer 11,000 livres pour prix de l’acquisition, et de donner, par l’intermédiaire de Bek, 4000 livres au préteur.
« Jacques Villiame, la veuve du marchand de cuirs, dépose que feu son mari a acquis de la ville pour la somme de 10,000 livres le magasin de laines, situé au bas du Bischofshof; qu’il avait envoyé à cette occasion, par M. Stædel, de la chambre des XV, une somme de 2000 livres au préteur, comme le prouve la quittance qu’elle a entre les mains ; qu’en outre son mari a rayé de son livre d’extances une somme de 1600 livres que lui devait le préteur. Mais celui-ci, de son côté, a fait remise à l’acheteur des droits qu’il aurait eu à payer pour cette acquisition et l’a dispensé pendant quarante ans du logement militaire.
« Jean-Daniel Kostmann, jardinier, déclare qu’il a acheté pour 600 livres, le jardin situé hors de la porte des Bouchers, et qui appartenait autrefois à l’école forestière ; il a payé cette somme à la caisse communale ; mais il avoue aussi que pour obtenir ce terrain, il a fait remettre au préteur, par M. Stædel, de la chambre des XV, une somme de 1800 livres ; un écrit de Staedel en fait foi.
« Jean-Daniel Ehrmann, courtier, dépose qu’il a acheté de la ville pour la somme de 4000 livres, la maison située près de la rue du Miroir ; mais que pour l’obtenir, il a donné 50 louis d’or au préteur, 20 au stettmeistre Klinglin, et 12 au secrétaire Frederici.
« Ehrmann déclare encore, que quand il a acheté pour 36,000 livres les Petites-Boutiques, situées au Vieux-Marché-aux-Grains, il avait donné en outre 10,000 livres au préteur, et 3000 livres à son fils, le stettmeistre. Stædel, de la chambre des XV, qui a servi d’intermédiaire, lui a délivré quittance pour ces sommes. Quand, plus tard, il voulut rebâtir ces Petites-Boutiques et les arranger autrement, il remit encore 50 louis d’or à Stædel, pour le préteur ; et à ce prix il obtint l’autorisation demandée.

VENTE DES MOULINS DE LA VILLE. La ville possédait autrefois quatre moulins, qui, avant 1748, étaient loués au prix annuel suivant:
Le moulin, dit Dünzenmuhl : 110 mesures de froment,,110 mesures de seigle, et 40 écus.
Le moulin, dit Spitzmühl: 70 mesures de froment, 70 mesures de seigle, et 24 écus.
Le grand et le petit moulin à huit tournants: 132 mesures et demie de froment, 132 mesures et demie de seigle, et 90 écus.
Le moulin de l’hôpital : 66 mesures de froment, 66 mesures de seigle et 30 écus.
Klinglin démontra, en 1748, au magistrat, que ces moulins étaient une propriété vraiment onéreuse pour la ville, parce que leur entretien coûtait au delà de leur rapport. Il proposa donc la vente des quatre moulins ; mais à la condition que, dans trente années, la ville pourrait les reprendre au prix de vente. Les avis du préteur étaient presque des ordres, que cette fois encore il fallut exécuter ; et les locataires qui avaient tous un bail de dix-huit ans, furent mis en demeure de déclarer ce qu’ils voulaient donner pour leurs moulins respectifs. Chacun fit ses offres, mais Philippe-Jacques Lauth, le meunier de la Dunzenmühl, offrit pour les trente années, et pour les quatre moulins réunis, la somme de 50,000 écus, sans qu’aucun avis fût rendu public, sans qu’aucune adjudication eût lieu. La vente fut promptement conclue et signée quoique Isaac Jundt offrît encore à temps 80,000 écus; offre qu’il fit de nouveau, quatre années plus tard, dans un écrit signé de lui, le 16 mars 1752. Quant au prix de ferme, Lauth le porta si haut, que Jean-Jacques Ottmann, le meunier de la Spitzmühl, fut obligé, ainsi que le témoignent ses quittances, de payer annuellement 175 mesures de froment, 50 mesures de seigle et 200 écus
Cependant Jean-Philippe Schlaeber, locataire du moulin aux huit tournants, refusa de payer un fermage si élevé. Il avait offert au magistrat 25,000 écus pour ce moulin, et comme on repoussa sa demande, il réclama 5000 écus pour dépenses qu’il avait faites dans le moulin, et 1000 écus pour chacune des quatorze années pendant lesquelles devait encore continuer son bail; c’était au
total une indemnité de 19,000 écus. Le préteur trouva cette réclamation exagérée ; mais comme il y vit encore une occasion de se procurer des bénéfices considérables aux dépens de la ville, il convint avec Schlaeber d’une indemnité de 12,000 écus, sous la condition expresse toutefois, que lui, le préteur toucherait la moitié de cette somme. Schlœber était satisfait de ces propositions ; mais les plus grandes difficultés n’étaient pas encore levées. Le magistrat ne devait aucune indemnité à Schlœber ; car, dans le contrat de vente, il était formellement stipulé que la location existante continuerait à avoir force et vigueur jusqu’à l’expiration du bail. Si Lauth ne remplissait pas cette clause, les locataires avaient la faculté de le citer en justice. Klinglin ne pouvait donc espérer que le magistrat approuverait la convention qu’il avait conclue avec Schlaeber. Voici l’expédient qu’il imagina dès lors. Sur les ordres du préteur, Lauth paya un premier à compte de 20,000 livres, et quelques jours après, un deuxième de 4000 livres sur son prix d’achat. Klinglin ordonna aux préposés de la tour aux Pfennings de délivrer immédiatementcet argent à la chambre des finances; ils exécutèrent cet ordre ; mais, sans donner aucun avis aux membres de cette chambre, il envoya toute la somme par le secrétaire Schweighaeuser, à Philippe Schlaeber. Schloeber donna quittance pour la somme entière, mais renvoya immédiatement au préteur les 6000 écus dont ils étaient convenus ; et le préteur, de son côté, donna quittance, de sa propre main, à Schlaeber pour cette dernière somme. Mais ce n’était pas tout : comment faire figurer cette somme sur les registres de la chambre des finances, et dans les comptes de la ville? Klinglin trouva un moyen très-simple. Il se fit apporter dans son hôtel, par le secrétaire Schweighaeuser, les registres de la chambre des finances, obtint l’assentiment du stettmeistre de Miillenheim, son beau père, et fit ainsi inscrire la somme au registre, sans que le magistrat en apprît un mot.
Quand, trois ans après, le préteur fut arrêté, et que cette affaire fut examinée, le secrétaire Schweighaeuser confessa toute cette manœuvre, et il fut destitué pour l’infidélité dont il s’était rendu coupable dans cette occasion.
Jean-Philippe Schlaeber confirma, par sa déposition, la vérité de ces accusations, et déclara en outre que pour obtenir de nouveau la location du moulin si tôt interrompue, il avait été obligé alors de donner encore 1000 livres au préteur. Outre ces sommes, le préteur avait également reçu 450 louis d’or de Lauth, auquel il avait fait adjuger les quatre moulins. Mais celui-ci n’en conserva pas longtemps la jouissance, car en 1753, un ordre royal annula cette vente, et ordonna à la ville de reprendre la propriété de ses moulins.

VENTE DE LA FORÊT, DITE SCHUTTERWALD : La pièce authentique suivante prouve la concussion du préteur, lors de cette vente :
« Je soussigné déclare, que, sur les ordres de sa seigneurie, M. le stettmeistre de Gail, je me suis rendu à Schutterwald pour m’y informer de la somme payée par cette commune pour le Schutterwald. George Huk, officier de la justice de commune, qui a assisté à la vente et à la signature du contrat, m’a dit que la ville de Strasbourg avait touché 20,000 écus, et que le préteur avait reçu 3000 écus à titre de don. Je puis en outre assurer sur l’honneur, que cette forêt de Schutterwald, vaut, entre frères, 50,000 écus.
«Strasbourg, le 5 février 1752.
Signé : MICHEL JOKERS,
bailli de Haselhurst, et forestier de la fondation de Saint-Marc. »

DOMMAGES OCCASIONNÉS A LA VILLE PAR LA FERME GÉNÉRALE
DE SES REVENUS. – En 1730, Klinglin exposa au magistrat qu’il régnait un grand désordre dans les finances de la ville, que ses revenus diminuaient chaque année, et que ce mal provenait de la négligence que l’on mettait à exécuter les règlements, de ce que les droits d’octroi et de vente n’étaient pas loyalement acquittés, et de ce que les employés de la ville songeaient moins à l’intérêt public qu’à leurs intérêts privés. Pour remédier à ce déplorable état de choses, Klinglin déclara qu’il ne voyait d’autre moyen que de donner à ferme pendant quelques années tous les revenus de la ville ; le fermier exercerait naturellement une surveillance plus active, il astreindrait les employés à remplir strictement leur devoir, et il ferait exécuter avec sévérité les règlements en vigueur. Quand le bon ordre aurait été rétabli par ce moyen, la ville pourrait reprendre l’administration de ses revenus.
Ces raisons parurent excellentes, et la proposition de Klinglin fut adoptée. Comme il avait l’intention de prendre sous main la plus forte part à cette ferme, il rendit les conditions aussi avantageuses que possible au fermier. François Nicolas Gelb offrit à la ville 713,000 livres, et obtint à ce prix la ferme pour six années. Gelb et Menet en avaient un tiers, Klinglin les deux autres tiers. Un premier dommage que la ville éprouva, ce fut d’être obligée de solder les percepteurs, les commis, les gardes et tous les employés du fermier, ce qui lui causa une notable diminution sur les 713,000 livres que lui payait le fermier. Celui-ci, au contraire, percevait et les revenus et le produit des amendes; de manière que, d’après les estimations les plus modérées, les fermiers avaient chaque année un bénéfice net de 150,000 livres. Les caves de la ville contenaient à cette époque 4,634 mesures de vin qu’il fallut céder aux fermiers. Klinglin évalua le vin vieux à 3 livres et le vin nouveau à 36 sols; cette estimation fit perdre à la ville plus de 5000 livres, et elle éprouva des pertes proportionnelles sur tous les autres objets dont elle avait provision.
Les six années écoulées, la ville reprit l’administration de ses revenus, et la conserva jusqu’en 1747. Klinglin proposa alors une seconde fois de les affermer, et il engagea ou plutôt força le magistrat de conclure un traité fort désavantageux pour neuf années. Ducre, chef de la tribu des bouchers, servit cette fois d’intermédiaire au préteur; il offrit 792,000 livres par an, mais encore avec la condition que la ville solderait les percepteurs, commis, gardes et tous les employés du fermier, et que celui-ci toucherait le produit des amendes. Cette ferme ne dura que dix-huit mois, et cependant la ville perdit 66,820 livres 10 sols dans ce court laps de temps; car, en 1747, où la ville avait encore touché elle-même les revenus, la recette était montée à 836,547 livres; d’après ce chiffre, la ville aurait perçu en dix-huit mois 1,254,820 livres 10 sols, et le fermier ne lui donna que 1,188,000 livres. C’était déjà une grande perte, et cependant la cessation de la ferme y ajouta encore. Le 2 mars 1750, Ducre, avait, à l’insu du magistrat, vendu sa part du fermage à Sadoul, pour la. somme de 32,000 livres ; or Sadoul était l’homme d’affaire du préteur, et celui-ci était donc réellement le fermier. Malgré cela, la chambre des finances décréta la cessation de la ferme, et elle manda Sadoul. Mais celui-ci déclara qu’il n’entrerait dans aucun arrangement, si on ne lui assignait une indemnité convenable. Il ne se rendit à aucune observation, et s’en tint à la déclaration qu’il avait faite ; car il se sentait assez fort du crédit du préteur. A la fin, on lui accorda, à titre de dédommagement,une nouvelle ferme de l’octroi sur la viande, pendant quatre années, et à raison de 25,000 livres par an. La ferme générale cessa, mais la ferme particulière accrut les pertes de la ville de 43,750 livres en quinze mois ; car l’octroi sur la viande rapportait chaque année 60,000 livres. Sadoul, à son retour, fut obligé, sur l’ordre du préteur, et encore à l’insu du magistrat, de céder cette ferme à Daudet, le régisseur du magasin de sel ; et celui-ci avoua aux délégués mêmes de la chambre des finances que cette ferme lui avait donné un bénéfice de 30,000 livres. Lorsque cette ferme fut aussi abolie, à cause des dommages qui en résultaient, la ville eut à supporter une nouvelle perte de 7,291 livres 13 sols 4 de
niers que lui devait encore Daudet. Tous ces faits démontrent clairement que la perte de la ville, pendant les dix-huit mois de la ferme générale et les quinze mois de la ferme de l’octroi sur les viandes, s’éleva à 117,861 livres.

FERME DE L’IMPOT SUR LE SUIF – En 1742, sur la demande de Klinglin, on mit en ferme l’impôt sur le suif. La ville perdit par cette opération des sommes considérables et elle eut à soutenir contre les bouchers un procès qui dura de longues années, et qui coûta beaucoup d’argent. Klinglin reçut des entrepreneurs un don
de 12,000 livres.

FOURNITURE DU BOIS. – La ville de Strasbourg était obligée d’acheter chaque année seize à vingt mille cordes de bois. Klinglin espéra trouver son avantage à affermer la fourniture de ce bois, au moins pour quelques années. Le 7 novembre 1746 il en fit la proposition à la chambre des finances, en couvrant d’un voile mystérieux le nom de celui qui voulait se charger de cette fourniture. Il rédigea également les conditions dont on proposait l’acceptation à l’entrepreneur qui restait toujours inconnu. Kornmann, de la chambre des XV, fit quelques objections qui obtinrent de l’assentiment; mais quand l’affaire fut portée devant les chambres réunies, la fourniture par entreprise passa, sans contradiction, aux conditions proposées sauf une réduction de 10 sols par corde. Pour opérer convenablement, il eût fallu compulser les prix du bois de 1736 à 1746 et en déduire le prix moyen ; mais au lieu de cette mesure si naturelle, on se servit des prix courants, et on eut soin de choisir les plus élevés, et sur cette base fut conclu un traité pour douze années. Un nommé Lachardelle offrit de prendre cette fourniture à ferme pour un prix bien inférieur ; mais, sur les ordres de Klinglin, sa demande fut écartée. Enfin, à la signature du traité le magistrat put apprendre quels étaient les entrepreneurs de la fourniture: c’était le bailli de Schirmeck, un juif nommé Moïse Blien, et d’autres créatures de Klinglin.
La ferme dura trois années ; pendant ce temps, les magistrats reçurent, sur les ordres de Klinglin, au lieu du bois de chêne qui leur était dû, du bois de hêtre, afin que les fermiers pussent faire de plus gros bénéfices. Et la raison de cette faveur dont les fermiers jouissaient auprès de Klinglin, était fort simple : ils lui avaient promis et payé une somme de 75,000 livres. En 1750, le magistrat résilia ce contrat si onéreux, si nuisible pour la ville ; mais il fut obligé alors de payer aux fermiers, à titre d’indemnité, une somme de 113,200 livres, et de recevoir encore 80,000 cordes qui leur restaient, en payant pour cette quantité 40,000 livres au delà du prix courant.
Quand on dépouilla les comptes de ces fournitures de bois, il en résulta que la ville aurait pu acheter à 107,421 livres 15 sols meilleur marché le bois que lui avaient fourni les fermiers, de 1747 à 1750 car la corde de bois de hêtre se vendait 11 livres12 sols, et celle de bois de chêne et de sapin 8 livres tandis que la ville était obligée de payer aux fermiers, pour la première espèce, 17 livres 10 sols et 13 livres 10 sols pour la seconde. La caisse communale avait donc éprouvé dans ces trois années de
ferme, une perte sèche de 220,621. livres.

FERME DU VIN. – La ville de Strasbourg récoltait de ses propriétés en vignes, chaque année, environ 3,500 mesures de vin. Mais elle n’en tirait guère d’avantage. On n’avait pas exercé une surveillance assez sévère sur la gestion du tonnelier de la ville, qui était, à cette époque, Jean Bresslé ; et quand il fut enfin obligé de faire voir ses comptes, on les trouva dans le plus grand désordre. Les vins qu’il avait vendus pour le compte de la ville, n’étaient indiqués que par mesures, sans annotation de leur qualité, ni de l’année de leur récolte. Il comptait de 1736 à 1745, 1818 mesures de lie, et 1803 mesures pour déchet et en outre pour salaire, frais de vendanges et fourniture de tonneaux neufs, 24,956 livres 16 sols; et malgré cela, les comptes faits sur les lieux présentaient encore des frais considérabies pour vendanges.
Le tonnelier de la ville fut destitué, et, d’après le désir du préteur, la vendange de la ville fut affermée pour neuf années, à Jean-Michel Schweighæuser, pour la somme annuelle de 9000 livres. Le préteur reçut de ce dernier, pour cette faveur, une somme de 24,000 livres. La ville éprouva, pendant les trois années que dura la ferme, un dommage de 38,649 livres 4 sols. En 1750, il fut question de résilier ce bail de ferme ; mais le fermier offrit de livrer chaque année gratuitement, 1500 mesures de vin à la ville, et grâce à cette offre, la ferme fut encore continuée pendant deux ans.

PERTES EPROUVEES PAR LA VILLE DANS DIVERS ACHATS – Le préteur acheta le 7 mai 1744, de Moïse Blien, dix mille sacs de grains, qui devaient servir à augmenter l’approvisionnement de la ville; la caisse communale éprouva dans cet achat une perte de 50,500 livres.
En 1748, de son plein chef, le préteur autorisa Moïse Blien à prendre dans les greniers de la ville plusieurs mille sacs de froment, pour une fourniture que cet entrepreneur avait à faire en Provence ; il lui avait d’abord imposé la condition de les restituer en nature dans les six mois ; mais il lui permit ensuite de les rendre en argent et à un prix très-bas; d’où résulta encore pour la ville un dommage de 3000 livres.
En 1750, le préteur ayant encore disposé selon son bon plaisir des grains qui formaient l’approvisionnement de la ville, le magistrat fut obligé de faire de nouveaux achats pour les remplacer, et la ville y perdit 40,110 livres.
Ce n’est point, comme on pourrait le croire, que le préteur ne jouît que de médiocres revenus ; ce n’est pas qu’il n’eût par les honoraires qu’il retirait de sa place les moyens de vivre avec largesse et même avec splendeur ; mais les dépenses de luxe auxquelles il se livrait, le faste qui était devenu pour lui un véritable besoin engloutissaient tous ses revenus, et épuisaient promptement toutes ses ressources. Pour n’en citer qu’un exemple, nous dirons qu’il entretenait plus de 200 chiens de chasse pour ses plaisirs.
Voici l’état de ses revenus annuels en argent :
Livres. Sols.
En qualité de préteur royal 17,000 –
Comme président de la chambre des XIII 1,200 –
Comme président de la chambre des XV 944 –
Du bailliage de Barr 1,500 –
De celui de Wasselonne 1,281 14
De celui de Marlenheim 1,281 14
De celui de Dorlisheim 1,564 9
De la fondation de la Chartreuse, et de celle de Saint-Nicolas In undis 800 –
De l’Œuvre Notre Dame 268 –
De l’hôpital 400 –
De l’Université 200 –
Du bureau de casernement 200 –
Du bureau des forêts 152 –
Des écuries de la ville 600 –
Du collége de médecine 120 –
Du bureau de la police 144 –
Du bureau des vignes 300 –
Des caves de la ville 312 –
Total 32,227 17
A cette somme, il faut encore ajouter les jetons de présence que recevait Klinglin chaque fois qu’il assistait aux séances du sénat ; était-il en voyage ou absent pour quelque autre motif, son fils le remplaçait, et on était alors obligé de payer les jetons de présence à l’un et à l’autre. Le jour de l’an il recevait des présents assez considérables, et il avait en outre d’autres revenus ordinaires,
d’une moindre importance ; en sorte qu’on peut évaluer la somme totale de ses revenus annuels en argent à environ 50,000 livres.
A chaque voyage qu’il faisait à Paris, et où le magistrat lui recommandait les intérêts de la ville, on lui allouait, à titre de gratification, deux à trois cents louis d’or.
Enfin il touchait encore en nature beaucoup d’objets de première nécessité, tels que bois, charbons, sel, vins, fruits de diverses espèces.
Voici l’état authentique du bois fourni au préteur Klinglin de 1731 à 1751 c’est-à-dire, dans un espace de vingt années.
Fagots. 165,550
Bois de hêtre 3,065 cordes
Bois blanc 6,175 cordes
ce qui fait, terme moyen, 8,277 fagots et 486 cordes de bois par an.
Son père, Jean-Baptiste Klinglin, qui cependant n’était pas non plus très-économe, avait reçu de la ville, de 1708 à 1725, 42,600 fagots et 2,878 cordes de bois, ce qui fait 2,506 fagots et 169 cordes de bois, année moyenne. C’est à peu près le quart de ce qu’a consommé son fils.
Ce n’est encore là que la fourniture faite à Strasbourg ; voici maintenant l’état du bois livré au préteur, de 1731 à 1751, dans son château d’Illkirch :
Fagots 57,800
Bois 2,155 cordes
Pour les loges des chiens : fagots 10,250
Bois 213 cordes
Pour la boulangerie des chiens 787 –
Pour la buanderie 966 –
Pour le vannier 96 –
Pour le tonnelier 4 –
Pour le jardinier, Albert 9
Pour le chasseur aux truffes 3 cordes
Pour le sculpteur 2 –
Pour le théâtre 2 –
Pour le concierge 6 –
Pour la chasse, 3 cordes de bois et 100 fagots.
Pour le fils du préteur, 550 fagots et 11 cordes de bois.
Ce qui fait une somme totale de 68,700 fagots et de 3,991 cordes de bois.
Que l’on y ajoute le bois fourni à l’hôtel du préteur à Strasbourg, et l’on trouvera que le préteur a reçu en vingt ans, 234,250 fagots et 13,231 cordes de bois ; ou bien, année moyenne, 11,712 fagots
et 662 cordes de bois. Dans ce même espace de vingt années, on lui fournit 20,658 livres de charbon.
Tous ces chiffres sont exacts authentiques; ils se trouvent sur un état dressé par Jean-Barthélemy Sepofski, chef du bureau des forêts, et Adam Krauss, secrétaire du bureau.
Ce n’est pas que ces dépenses extraordinaires de bois n’eussent éveillé plus d’une fois l’attention et les soupçons du magistrat ; ce n’est pas que des plaintes n’eussent eu lieu ; ainsi, le 20 décembre 1749, on trouve au procès-verbal de la chambre des finances une plainte formelle contre ces dilapidations de bois. Il y est dit que la ville dépense annuellement, pour bois et fagots, une somme
de 140,782 livres 4 sols 8 deniers, sans compter les 2000 cordes que l’on retire chaque année des forêts communales ; et on y fait remarquer en même temps qu’avant l’année 1720, cette dépense ne s’élevait qu’au tiers de cette somme.
L’expérience que le magistrat avait eu le temps d’acquérir à ses dépens, pendant le prétorat de Klinglin, lui profita plus tard ; il statua, en 1751, que le préteur recevrait dorénavant une quantité de bois fixée à 3000 fagots et à 160 cordes par an.
Eh bien ! malgré l’énormité de ces chiffres, nous ne sommes pas au terme des dilapidations connues et constatées; et pour donner une idée de toutes les déprédations qu’il a encore pu commettre dans les forêts de la ville, nous extrayons les faits suivants des pièces originales. C’est le résumé d’un procès-verbal consigné aux registres du bureau des forêts.
Des dépositions des gardes forestiers et de plusieurs bateliers, il résulte :
1° Que beaucoup de chênes ont été abattus dans les forêts de la ville, et employés aux moulins du préteur.
2° En 1739, le préteur Klinglin fit abattre tout le bois qui se trouvait le long du fossé de séparation, entre la banlieue de la ville et celle d’IIlkirch ; et comme c’était en grande partie des chênes, il vendit l’écorce aux tanneurs, et, pour son propre compte, à différents particuliers, le bois et les fagots que cette coupe produisit.
3° En 1746, il fit abattre sur une seule île du Rhin cent cordes de bois, et 70,000 fagots qu’il vendit à deux bateliers.
4° Trois années après, il fit abattre, sur différentes îles du Rhin, 556 cordes de bois, et 20,275 fagots, qu’il vendit, encore pour son propre compte, aux mêmes bateliers. Les quittances en font foi.
5° En 1751, il vendit encore du bois de la ville pour une somme totale de 36,000 livres dont la quittance existe.
6° La même année, il fit abattre tout le bois qui se trouvait le long du fossé, servant de limite au territoire de la ville : les plus beaux cerisiers, pommiers et poiriers tombèrent dans cette coupe ; il vendit ainsi 100,000 fagots et tout le gros bois à son bénéfice.
Ne voilà-t-il pas une assez longue énumération de scandales administratifs? Et cette série de concussions, de dilapidations, de vols, ne méritait-elle pas un châtiment exemplaire» ? Quand un malheureux, poussé par la faim, par la misère, par le besoin qui le saisit à la gorge, se laisse aller à une action coupable, à un vol, les lois sont là, vigilantes, sévères, impitoyables, plus impitoyables encore jadis qu’aujourd’hui, pour punir le délit ou le crime ; et quand un fonctionnaire public, un homme revêtu du plus important emploi dans l’administration d’une cité, au lieu de donner l’exemple de la loyauté et du désintéressement, profite de sa haute position pour mettre au pillage la fortune publique, pour démoraliser tous ceux qui l’entourent, en les rendant les complices de ses honteuses actions, pour corrompre et séduire toutes les vertus vacillantes, tous les caractères sans énergie, cet homme n’est-il pas mille fois plus coupable que le pauvre qui a volé? La peine qui le frappera ne doit-elle pas être mille fois plus forte» ? Ou bien, la loi n’est-elle faite que pour le petit et le faible» ? Et sa sévérité s’amollit-elle devant les grands» ? Sa justice s’humilie-t-elle devant les puissants» ?
S’il était besoin de nouvelles preuves des méfaits du préteur Klinglin, on les trouverait dans un mémoire rédigé par le baron de Spon qui fut nommé, en 1759, syndic royal de Strasbourg ; toutes les dilapidations de Klinglin y sont résumées, et M. de Spon offrait de prouver judiciairement devant tous les tribunaux, que ses accusations étaient bien fondées. M. de Spon évalue à six ou sept millions de livres les sommes que le préteur doit avoir volées à la ville dans l’espace de vingt années.
Le stettmeistre deGail dit, dans la réunion des huit commissaires instructeurs, que toute la fortune du préteur, et celle de sa famille seraient insuffisantes pour réparer les dommages qu’il avait fait éprouver à la ville de Strasbourg.
Le procès fut instruit secrètement ; était-ce pour ne pas multiplier le nombre des accusés? craignait-on de découvrir plus de coupables» ? ou voulait-on épargner à la pudeur publique la connaissance de tous ces méfaits» ?
Le conseiller Moog, et Kapaun, receveur de l’octroi, qui tous deux, avaient été arrêtés et conduits à la citadelle le 22 février, furent déclarés innocents le 7 mars, et rendus à la liberté ; Daudet resta en prison. Le fils du préteur fut également arrêté le 20 mars, et, d’après les ordres de la cour, il fut sévèrement gardé à la citadelle, dans une maison particulière.
Le 9 mai, le commissaire royal partit de Strasbourg, pour rendre compte à la cour du résultat de ses investigations judiciaires.
Bientôt arriva une lettre du ministre, qui permettait au commandant de la citadelle de laisser sortir une fois par jour les trois prisonniers, Klinglin, son fils et Daudet, pour se promener sur les remparts et prendre l’air ; cependant, ils ne devaient sortir que l’un après l’autre, gardés de près par un officier, un sergent et plusieurs soldats, qui avaient pour consigne de les empêcher de communiquer avec qui que ce fût. Cet acte d’humanité, nécessaire pour adoucir une si longue et si rigoureuse captivité, releva les espérances de la famille Klinglin ; le bruit se répandit que le préteur allait être acquitté, reparaître au conseil et y occuper son ancienne place. La foule qui se dirigeait chaque jour vers la
citadelle pour voir les prisonniers, était si considérable que le commandant fut obligé de doubler les postes, et d’interdire complètement l’entrée de la citadelle.
Cependant l’espérance de la famille de Klinglin s’évanouit bientôt. Le 19 septembre arrivèrent les commissaires du parlement de Grenoble pour instruire, suivant toutes les formes, le procès du père et du fils Klinglin ; ils étaient accusés de concussions, d’oppression, d’infidélité et d’abus du pouvoir royal. Le préteur choisit pour son défenseur M. de Rochebrune, procureur du roi à la citadelle, et le 7 novembre le procès criminel commença. De nombreux témoins furent de nouveau assignés. On entendit toutes les personnes qui avaient donné de l’argent à l’un des Klinglin, pour obtenir des places ou d’autres avantages, et même ceux qui avaient porté ces sommes. Le conseiller Moog, le receveur de l’octroi, Kapaun, et l’ancien fermier de la ville, Ducre, furent les premiers et principaux témoins. Klinglin et son défenseur ne négligèrent rien pour faire retomber sur le magistrat toutes les accusations qui pesaient sur lui; ils demandèrent dans ce but de nombreux extraits des procès – verbaux, et on ne leur en refusa aucun. Le procès criminel dura trois mois, et la mort du préteur, survenue le 6 février 1753, y mit fin subitement. Tous les renseignements manquent sur le genre de mort auquel il succomba. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il mourut en prison : est-ce de mort naturelle, ou de mort violente» ? Impossible de trouver aucun indice sur ce point. L’avocat-général Holdt, dont nous avons suivi le mémorial dans ce récit, dit que la mort de Klinglin doit avoir été la suite d’une maladie que lui avait attiré son procès criminel. Le bruit courut, il est vrai, et il est encore accrédité aujourd’hui, que Klinglin fut décapité ou empoisonné dans sa prison, mais, encore une fois, ce n’est là qu’un bruit, une présomption, et aucune preuve authentique ne lui sert de confirmation.
Le jour même de la mort de Klinglin le nouveau préteur Régemorte partit pour Paris ; et le 17 du même mois le roi envoya l’ordre d’enterrer le corps de Klinglin, dans le plus grand silence, sans la moindre pompe funéraire, avec défense formelle au magistrat de suivre le convoi. Cet ordre fut exécuté : de grand matin le corps du préteur fut transporté secrètement et mis en terre au château d’Illkirch. Ainsi finit un homme que la nature avait doué de grands talents, de hautes capacités, mais qui en abusa au lieu de les faire servir au bien général; il mourut misérablement, après avoir vécu presque comme un prince souverain, après avoir dépensé avec profusion des sommes immenses, et fait trembler devant sa volonté le magistrat et la bourgeoisie d’une grande cité.
Le 8 mai, la femme du stettmeistre Klinglin, malade elle-même et près de sa fin, demanda à voir une fois encore son mari, avant de mourir. Le jeune Klinglin, qui était atteint de la fièvre, obtint la permission d’aller la visiter sous escorte. Les deux époux se dirent un éternel adieu, et donnèrent ensemble leur bénédiction à leur fils unique, un enfant de neuf ans. Dix jours après, le 18 mai, Klinglin et Daudet, escortés par douze hommes à cheval, furent conduits à Grenoble, où leur procès devait se terminer ; et le 21, la femme de Klinglin mourut, dévorée de chagrin et de souffrances.
Le procès dura à Grenoble jusqu’au Ier septembre ; Daudet fut acquitté; mais Klinglin fut envoyé, comme prisonnier d’État, à la fortesse de Pierre-en-Cise, près de Lyon, où il mourut peu de temps après.
La famille de Klinglin publia alors un volumineux écrit pour défendre la mémoire du préteur, et rejeter sur le magistrat toutes les accusations que celui-ci avait dirigées contre le préteur et son fils. Le magistrat se défendit en publiant, de son côté, un écrit de 1k8 pages in-folio, intitulé: Mémoire pour le magistrat de la ville de Strasbourg. Il réfuta toutes les imputations de la famille Klinglin par des documents authentiques des pièces originales,et demanda en même temps des dommages-intérêts pour les pertes que Klinglin avait fait éprouver à la ville.
Ce nouveau procès fut instruit avec activité par le parlement de Grenoble. Mais de nombreux créanciers surgissaient de toutes parts, demandant à la succession du préteur le payement des dettes qu’il avait contractées. Aussi, pour ne pas priver les citoyens de ce qui leur était dû, la ville retira, en 1754, la demande d’indemnité qu’elle avait faite ; mais elle obtint plus tard la résiliation du contrat d’échange des villages d’illkirch et de Grafenstaden contre celui de Hœhnheim, et ce dernier jugement, rendu en 1765, mit fin à la série des procès qu’avait engendrés celui du préteur.

CHARLES BOERSCH


Les Maisons de Strasbourg sont présentées à l’aide de Word Press.